Sur le chemin d’Avignon … réflexions sur la politique culturelle

Comme chaque année, et dans le cadre de mes fonctions de vice président de la Fédération nationale des collectivités pour la culture (FNCC), je participe, du 15 au 18 juillet, à plusieurs rencontres portant sur les politiques culturelles et l’action des collectivités locales dans ce domaine dans le cadre du festival d’Avignon. Parmi les différentes fonctions que j’ai exercées au sein du conseil municipal de Sceaux avant de devenir maire, c’est probablement la délégation à la Culture, que Pierre Ringenbach m’a confié de 1989 à 1995, qui m’a le plus apporté dans ma propre démarche d’essayer de comprendre comment fonctionne la société des hommes. C’est pourquoi j’ai tenu à rester présent dans ce domaine d’action privilégié des politiques publiques locales.

Le repli individualiste, la fragilité identitaire

La nature et la profondeur de la crise exigent en effet une mobilisation renforcée des politiques culturelles publiques dans un cadre d’un partenariat renouvelé entre elles et avec l’Etat. Cette exigence procède du constat d’un malaise qui va bien au-delà des seules questions culturelles, qui pointe la force d’un repli individualiste qu’entraîne la fragilisation accrue des conditions de vie et une sorte de sentiment d’inutilité sociale des existences individuelles. La question n’est pas seulement celle de la culture, mais de l’ensemble de la société – une société profondément individualiste – où ceux qui s’en sortent développent une attitude de repli sur soi et les autres, qui ne s’en sortent pas, de résignation (pour le moment). Même à Sceaux, depuis une dizaine d’années, je vois très bien la difficulté matérielle croissante des gens, et au-delà (la séparation des couples, par exemple…). Ils sont moins heureux qu’avant. Chacun tente de « sauver sa peau ». Culturellement, de ce repli sur soi découle aussi une certaine facilité, celle du comportement de consommateur, d’un laisser-aller à la séduction des produits culturels « faciles ». Il y a parallèlement une fragilité qui est d’ordre identitaire et qui se traduit par ce sentiment d’ « inutilité de son existence » que ressentent beaucoup de gens.

Pour le retour des humanités, seul rempart à la désagrégation de la société

Cette société qui donne à chacun l’impression qu’il est « en trop » – ce qui n’est pas propice à l’entretien d’une tradition d’un béat positif, constructif – porte cependant des forces de renouvellement certaines. Tout n’est pas perdu. Les élections européennes et le succès de la liste Europe Ecologie en témoignent. Le discours est frais. C’est un signe d’espoir. Plus précisément, il me semble que l’on peut identifier le symptôme politique qui accompagne ce désillusionnement social et identitaire par le peu d’intérêt que les politiques dominantes portent sur l’éducation générale, celle qui, sans nier les exigences de préparation à l’insertion professionnelle effective, fonde la formation citoyenne sur l’acquisition de connaissances intellectuelles et culturelles d’ordre humaniste. L’ « axiome de la princesse de Clèves », autrement dit le discours de dévalorisation des parcours d’éducation qui ne sont pas directement liés à l’acquisition d’un métier, me semble très préoccupant. Il n’y a plus de confiance dans l’éducation générale. Or, il me semble que la formation essentielle que notre société doit à ses enfants, c’est précisément la découverte des « humanités », c’est-à-dire l’apprentissage des valeurs citoyennes, intellectuelles et culturelles. Car ce sont des socles solides, issus du capital intellectuel de nos aînés, de leurs expériences, de leur capacité créatrice – bref, de notre patrimoine -, dont chacun a besoin pour affronter un avenir incertain, dont on ne sait aujourd’hui quelles technologies le domineront. Autrement dit, notre devoir est de former des femmes et des hommes capables d’affronter demain des crises – dont personne ne peut prévoir le contenu, ni le degré de violence -, de se remettre en question, sans pour autant générer de conflits violents et meurtriers. Or le « système » et le discours politique dominant déconsidèrent en permanence les matières non productives, matériellement j’entends. Quant un lycéen choisit la filière L, par exemple, on regarde ses parents d’un air apitoyé en se demandant ce qu’ils pourront faire de ce jeune en situation de futur chômeur. Et pourtant, la filière L est aujourd’hui presque élitiste, et les enseignants jugent les lycéens qui la choisissent comme souvent les plus mûrs, les plus curieux, et sans doute les mieux à même d’affronter les chocs futurs dont personne ne doute qu’ils seront plus violents que ceux que nous-mêmes avons connus. Malheureusement, la culture aussi passe par cette moulinette de la rentabilisation professionnelle immédiate. A terme, c’est une catastrophe pour l’avenir de notre société. Le danger de cette « instrumentalisation » de l’éducation est de surcroît anti-productif du point de vue même de l’efficacité économique.

Formation, université, innovation, développement culturel : voilà la véritable politique de civilisation !

On parle beaucoup de la crise économique… Mais la richesse d’un pays n’est pas celle des banques, des fonds de pension ! Elle n’est pas davantage dans la possession de matières premières. La première richesse d’un pays est dans le niveau d’éducation de ses citoyens. Et je suis convaincu qu’il y a un lien étroit entre développement culturel et capacités de productions pour demain. La pratique et la connaissance des arts et la culture développent en effet des capacités, des qualités – d’innovation, d’autonomie, de curiosité, de créativité – qui sont indispensable à l’économie de demain, que l’on qualifie d’économie du savoir, ce qui est l’une des principales conclusions d’un vaste colloque organisé par l’Unesco, il y a quelques années, à Barcelone, et l’un des points de la « Feuille de route pour l’éducation artistique » qui en a été le fruit. Il nous faut mettre le paquet sur la formation, car plus il y a d’universités et de structures culturelles présentes sur un territoire, plus les capacités d’innovation s’en trouvent démultipliées. A rebours de ce que l’on croit souvent, l’innovation a besoin d’être ancrée sur un territoire. Et, heureusement, aujourd’hui, de nombreux élus sont conscients de cela, du lien, dans la ville, entre capacités d’innovation et présence d’universités nombreuses jointe au développement de structures culturelles. C’est ce que nous essayons de promouvoir à Sceaux, ville universitaire et culturelle, et dans le cadre plus large de la Vallée scientifique de la Bièvre.

De la démocratisation à la démocratie culturelle

Quant à l’hypothèse de la nécessité d’un changement d’axe des politiques culturelles – de la démocratisation à la démocratie culturelle, de l’accès de tous à la culture à l’accès à l’expression de toutes les formes de culture –, qui est aussi l’objet des discussions cet été en Avignon, je pense que, même si des avancées doivent être réalisées, le processus est en chemin. D’autant plus que démocratisation et démocratie ne s’opposent pas, me semble-t-il. Il y a eu un immense progrès de l’accès à la culture, notamment par le développement de moyens techniques comme le disque ou la télévision. Ce sont, d’évidence, de forts moyens de démocratisation de la culture. On ne peut le nier. Malgré tout, les gens ont une appétence plus forte pour la culture. Toutefois, entre accès et bienfait, le lien n’est pas aussi assuré qu’il n’y paraît au premier abord. Cette facilité d’accès, quasi gratuit, aide-t-elle vraiment les gens dans le développement de leur sens critique ? Car la facilité d’accès peut se retourner en manipulation… Toute cette créativité humaine mise à disposition de tous, est-elle bien utilisée ? On peut s’interroger… Cela étant, en définitive, il semble que cela peut se passer plutôt bien, pour peu que les choses soient organisées. Pour preuve, le nombre de personnes qui s’expriment aujourd’hui au travers des arts vivants ou des arts plastiques. A Sceaux, par exemple, qui est une ville plutôt bien pourvue en structures du spectacle vivant, nous avons décidé de faire un effort particulier en direction des arts plastiques… ; et cela fonctionne très bien : le nombre d’amateurs, mais aussi de professionnels qui viennent s’installer, est en progression constante. Ici, le multiculturalisme croissant de nos sociétés, bien pris en compte, est sans conteste un facteur très dynamique de déploiement de la diversité des pratiques.

La décentralisation culturelle a sauvé la culture d’une austérité mortelle

Reste que la restriction annoncée et déjà effective des crédits budgétaires des politiques publiques constitue une donnée aussi incontournable que préoccupante. Ces trente dernières années, on a créé beaucoup de lieux… Il faut être attentif à ce qu’ils soient maintenus en bon état de fonctionnement. Car les restrictions à venir sont inévitables. Pourtant, je crois que la culture s’en sortira mieux au niveau des collectivités territoriales qu’à celui de l’Etat et que les élus locaux maintiendront leurs efforts budgétaires en faveur de la culture. Ils trouvent en effet dans la culture des éléments d’identification de leur territoire qui n’existent pas – ou moins – dans les autres champs des politiques publiques. Même si leur engagement sur ce terrain n’est pas toujours opportun et peut être contesté, c’est incontestablement un atout pour la vie des arts et de la culture. C’est le résultat du transfert d’une grande part des compétences culturelles aux collectivités locales. Contrairement à ce que dénonçaient certains il y a trente ans, la réussite de la décentralisation culturelle est un facteur certain de stabilité.

La nécessité d’une co-production avec l’Etat, facteur de qualité

Cela étant, et au rebours de mes propres convictions dans d’autres domaines plus « techniques » ou administratifs », je ne plaide pas pour un désengagement de l’Etat dans ce domaine, mais bien au contraire pour une co-élaboration réelle entre les collectivités et l’Etat qui passe en particulier par le maintien, voire l’accroissement, de la mise à disposition de fonctionnaires nationaux dans les territoires, comme c’est actuellement le cas pour, par exemple, les architectes des bâtiments de France, les conservateurs de musées ou les conservateurs d’Etat dans les bibliothèques classées. La culture est en effet l’un des seuls secteurs où il n’est pas inintéressant que des cadres territoriaux soient du personnel d’Etat, bien plus que dans des domaines techniques ou sociaux. C’est une des matières où il y a besoin de références supra territoriales. Sans la formation nationale de ces professionnels, nous ne pourrions sans doute pas assurer, localement, le niveau de qualité auquel nous sommes collectivement parvenus aujourd’hui, ni la capacité à convaincre les élus et leur administration à permettre l’expression de toutes les formes de culture, à faire preuve d’exigence pour eux-mêmes et pour leurs concitoyens, et à les emmener vers la soif de curiosité, qui reste le travail essentiel à accomplir, partout, toujours.

Ce texte a servi de base à un entretien publié dans Echanges, lettre périodique de la FNCC.

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