Pas de contrat social sans une relation apaisée entre police et citoyens

« Un Etat est une communauté humaine qui revendique le monopole de l’usage légitime de la force physique sur un territoire donné ». Cette formule célèbre de Max Weber, tirée du Savant et le Politique, s’inscrit dans la tradition du contractualisme et renvoie à l’idée qu’un Etat n’est rien d’autre que l’instrument d’un pacte dans lequel ses membres abandonnent une part de liberté en échange de sécurité. Un contrat social et politique en quelque sorte.

De la révolte des croquants du Quercy (1624) aux émeutes de banlieue (2005), en passant par celle des Canuts lyonnais (1831), la prise de la Bastille (1789) ou encore la révolution de février (1848), l’histoire de la France constituée en tant qu’Etat est émaillée d’épisodes touchant aux limites de cette violence légitime, le feuilleton étant notoirement alimenté par les relations entre « forces de l’ordre » et citoyens. 

Sans exagérer la place qu’elle conservera dans le futur, l’affaire du viol présumé du jeune Théo a relancé le débat sur cette problématique en même temps qu’elle ravivait un profond sentiment d’injustice pour une partie de la jeunesse française. Concernant l’interpellation d’Aulnay, il appartiendra naturellement aux autorités compétentes de se prononcer sur les conclusions de l’enquête. Mais la répétition de ce genre d’affaires depuis 40 ans et leurs conséquences nous obligent, en responsabilité, à agir. 

L’Etat, je l’ai dit, est le fruit d’un contrat social. Or aujourd’hui, entre incompréhension, rancœurs et défiance mutuelle, les incidents presque quotidiens qui opposent forces de police et habitants des quartiers concourent à la remise en cause de ce pacte par les deux parties. L’institution policière en pâtit et à travers elle, l’autorité de l’Etat. « Théo et Adama montrent pourquoi Zyed et Bouna couraient », pouvait-on lire lors d’une manifestation le 11 février dernier devant le tribunal de grande instance de Bobigny. Plus largement, il se suffit de se balader dans le métro parisien pour y lire la défiance d’une partie de notre société envers sa police. La cicatrice est profonde. 

En matière de sécurité, la création de la police de proximité par le gouvernement Jospin en 1998 a été la seule doctrine claire de ces 40 dernières années. Certes perfectible, ce dispositif a assuré une présence continue de ce service de l’Etat sur le terrain. Un recrutement adroit et localisé a facilité l’ancrage sur le long terme des agents et leurs possibilités de rencontres – donc d’acceptation – avec les habitants. Lionel Jospin et Jean-Pierre Chevènement ont eu l’audace de croire en l’intelligence collective et de rompre avec le dogme d’une police d’intervention pour mettre en place une police d’enquête et de service, proche et utile à la population. Regrettée par nombre d’élus et d’acteurs engagés[1], de droite comme de gauche, la police de proximité répondait à une mission d’ordre public tout en s’adaptant aux spécificités locales. Les compétences étaient claires et les agents respectés. 

Sa disparition en 2003 a été une catastrophe. Deux ans plus tard éclataient les « émeutes » urbaines qui, du point de vue des dommages collatéraux, ont été probablement les plus importantes depuis la Commune de Paris (1871). Le parallèle est volontaire : à l’image de la Commune qui engendra une génération d’anarchistes, les insurrections de 2005 ont profondément marqué, pour les jeunes de ces quartiers cumulant toutes les difficultés, la croyance en l’Etat. 

Pourtant, gouvernement et parlementaires ne semblent pas conscients de cela. Adopter un projet de loi sur la sécurité publique assouplissant les règles de légitime défense et les étendant aux policiers municipaux est un mauvais signal envoyé à ceux qui expriment, au même moment, sur les places des cités ou devant les institutions publiques, leurs craintes et leur ras-le-bol. Quel est le sens du principe « d’absolue nécessité » face au sentiment d’impunité ressenti ? Comment percevoir cet empressement à voter une telle loi quand le projet sur les récépissés, promis en 2012 et très attendu dans les banlieues, a lui été purement et simplement jeté à la poubelle ? Quel contraste ! 

Il appartient au législateur de réfléchir aux causes du profond mal-être d’une partie de notre jeunesse et d’en tenir compte. Insertion sociale, économie et éducation devraient constituer les axes prioritaires des politiques publiques nationales. Au lieu de cela, nous optons pour la solution de facilité : nous armons davantage notre police. Ce projet de loi inutile va à rebours du sens de l’histoire, en particulier de la prévention de la radicalité qui devrait constituer la priorité des priorités en matière de sécurité. Anciennes ou récentes, n’oublions pas qu’une très grosse majorité d’attaques terroristes commises sur notre sol ont été l’œuvre de compatriotes. Il en va ainsi du terrorisme islamique comme ceux d’extrême droite ou gauche.   

Autre motif d’inquiétude à propos de cette mesure, la rupture d’égalité et de continuité territoriale que cette loi impliquerait. Il va sans dire qu’équiper une police en effectifs et en matériel coûte cher. L’application de cette loi ne posera peut-être pas de problème aux grandes villes dont le budget repose sur des ressources fiscales importantes. Mais elle va se révéler, dans les faits, impossible pour les communes moyennes et petites, exsangues financièrement, plus nombreuses. Jusqu’à preuve du contraire – c’est-à-dire transfert légal de compétences et donc de crédits aux collectivités – la sécurité relève de l’Etat. Aujourd’hui, les maires ont en charge la prévention de la délinquance avec une palette d’outils que la loi met à leur disposition en fonction de leurs choix (contrats locaux de sécurité, contrat de réussite éducative, contrat urbain de cohésion sociale, vidéo protection, police municipale ou tranquillité urbaine …), mais lorsqu’un acte de délinquance est malgré tout commis, c’est à l’Etat dans le cadre de ses fonctions régaliennes (police nationale, gendarmerie nationale, justice) d’assumer des actions de répression et de sanctions nécessaires[2].  

La menace des populismes est suffisamment sérieuse pour que l’Etat – c’est-à-dire ses élus et sa haute fonction publique – prenne en compte ces réalités. Concernant notre sujet, il conviendrait de faire le premier pas envers tous ceux pour qui le lien s’est distendu avec la police et plus largement avec la société. Pour cela, des réformes plus ambitieuses qu’un simple « équipement complet » sont bien sûr indispensables et urgentes. Recruter des agents qui ressemblent à la population et en comprennent les codes, les former à la gestion des conflits et aux relations humaines, augmenter leurs salaires, renouer avec les codes de la police de proximité … Les idées ne manquent pas. La bonne volonté des maires non plus pour accompagner les pouvoirs publics à recréer du lien social partout sur nos territoires. A condition qu’on change, enfin, de discours et de méthode.

 

[1] Voir à ce sujet ma tribune « Police municipale : une clarification indispensable » parue en 2016 

[2] Pour aller plus loin, voir ma tribune « Insécurité : quand le pouvoir central, acculé, se défausse sur les maires »

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