« La suppression de la taxe d’habitation est une mauvaise idée »

Interview de Philippe Laurent, maire de Sceaux et secrétaire général de l’AMF publiée sur News Tank Cities, le 3 septembre 2019

L’AMF, l’ADF et Régions de France se sont réunies le 01/09/2019 à Épreville-en-Lieuvin sur les terres d’Hervé Morin, président de Régions de France sur le thème « La décentralisation est-elle la bonne réponse à la crise ? ». Quel message portez-vous pour cette rentrée 2019 ?

Nous portons une conviction commune : une meilleure décentralisation de la décision publique est nécessaire dans notre pays. Elle peut permettre une efficacité accrue de l’action publique, elle peut contribuer à résoudre le mal-être démocratique qui s’est emparé du peuple français, elle peut mieux diffuser les responsabilités et les faire plus largement partager. En ce sens, c’est en effet non « la » réponse, mais l’un des éléments de la réponse à la crise multiforme que vit notre pays. Mais il y a 2 écueils. Le premier, c’est que le mot « décentralisation » est devenu un mot valise, comme « territoires ». Chacun y met un peu ce qu’il veut, et cela va d’une forme avancée de « déconcentration » à un véritable « fédéralisme ». Les trois associations (dont je souhaiterais qu’elles soient accompagnées par les autres associations généralistes du bloc local) doivent de ce point de vue approfondir encore leur travail de recherche et de conception, en prenant en compte à la fois l’histoire institutionnelle du pays et les évolutions sociétales, sans se priver de remettre aussi en question le rôle et la structuration de l’État. Nous ne devons pas nous contenter de slogans, ni d’un conformisme qui nous amènerait à n’évoluer qu’à la marge pour préserver les acquis de chacun, y compris de l’État.

Le second, c’est précisément ce constat que, plus de 35 ans après la loi Defferre de 1982, l’idée même de décentralisation des pouvoirs n’a toujours pas infusé au sein de la culture de l’État. C’est très surprenant. Les jeunes hauts fonctionnaires d’aujourd’hui sont plus convaincus qu’il n’y a aucun salut en dehors de la doxa étatique que ne l’étaient leurs aînés avec lesquels ont été peu à peu mis en œuvre dans un relativement bon climat les transferts de pouvoir et de compétences. Cela veut dire que même s’il existe un semblant de volonté politique d’une partie seulement du Gouvernement, les blocages de la haute administration, notamment de Bercy, laissent peu d’espoir d’une évolution majeure. Pour réussir, la décentralisation doit être conçue comme un projet politique qui engage tout le pays, et non comme un dossier technique d’organisation à traiter par quelques ministres.

Le PLF 2020 devrait être présenté fin septembre 2019, l’AMF a réaffirmé sa position favorable à un dégrèvement global, l’Afigese interroge la pertinence du scénario au regard des Départements : exposition à la conjoncture, insuffisante évaluation… Où en est la réforme de la fiscalité locale ?

Nous l’avons dit avant même l’élection présidentielle : l’idée de la suppression de la taxe d’habitation est une mauvaise idée. Mauvaise pour les finances locales et les finances publiques en général, y compris pour l’État qui perd 20 Md€ de ressources, mauvaise pour la décentralisation et la responsabilisation des élus locaux, mauvaise pour les propriétaires immobiliers (y compris les plus modestes) qui risquent de subir des hausses de taxe foncière le jour, inévitable, où la compensation annoncée ne sera plus intégrale, mauvaise pour les citoyens les plus modestes aussi car le gain financier qu’ils réaliseront risque de ne pas être à la hauteur de la diminution du niveau de service public qui pourrait en être la conséquence. Les seuls gagnants, si l’on peut dire, seront quelques hauts fonctionnaires de Bercy qui seront parvenus à faire encore progresser leur fantasme, qui date de loin, de la suppression totale des impôts locaux et de leur remplacement par des dotations, qui permettent de tenir solidement en laisse les élus locaux.

Les échanges que nous avons eus sur le sujet de la « compensation » envisagée ne peuvent pas nous rassurer totalement. Pour les départements, il est clair que la dynamique de TVA (envisagée comme compensation) n’a pas de raison objective d’être identique à ce que serait la dynamique de bases foncières maintenues, et ce département par département. Pour les communes qui sont sous-compensées (celles – environ 1/4 des communes, parmi lesquelles la plupart des moyennes et grandes villes -dont le produit transféré de foncier bâti départemental est inférieur au produit perdu de taxe d’habitation, parfois dans de larges proportions : la ville de Sceaux perd dans ce transfert 1/3 de ses ressources !), l’idée du « coefficient correcteur », pour ce que nous en comprenons, permet de conserver la dynamique fiscale des bases, y compris pour la compensation. Mais cela suppose que ce fameux coefficient soit fixé une fois pour toutes et reste intangible à l’infini. Nous n’y croyons pas une seconde : il suffira d’un article d’une ligne dans une loi de finances dans 2, 3, 5 ou 10 ans pour que le principe d’une compensation intégrale disparaisse. Nous connaissons trop bien la culture de l’État, quel que soit le Gouvernement, pour ne pas pouvoir, malheureusement, lui faire confiance sur ce point. Sur un plan plus technique, la non révision du calcul du potentiel fiscal et du potentiel financier concomitamment à ce transfert fiscal entraînerait des conséquences financières qui pourraient être considérables pour telle ou telle collectivité, et viendrait bouleverser le classement actuel des communes et des départements riches ou pauvres.

Le sujet est explosif. C’est de plus un sujet politique, au sens plein du terme, car dans toute démocratie, la question fiscale est étroitement liée à celle de l’exercice du pouvoir. Hormis dans les pays organisés de manière fédérale, où la négociation est obligatoirement et constitutionnellement permanente entre l’État fédéral et les États fédérés pour la répartition des ressources publiques, le pouvoir de lever l’impôt est une condition de la détention d’un pouvoir politique. Or en supprimant peu à peu la fiscalité locale, nous allons à rebours d’une décentralisation politique, celle que nous appelons de nos vœux.

Qu’attendez-vous du projet de loi engagement et proximité qui devrait être examiné à la rentrée parlementaire, notamment sur son volet « intercommunalité » ?

Ce texte contient de nombreuses dispositions concernant les conditions d’exercice du mandat, notamment pour les maires des plus petites communes. Il va dans le bon sens, et nous soutenons ces mesures pour lesquelles nous proposerons quelques ajustements et compléments. En particulier, il nous semble que, compte tenu notamment des évènements survenus cet été en matière de respect des arrêtés du maire – mais qui ne font qu’illustrer, dramatiquement, une situation dont nous dénonçons la dérive depuis des années -, il faut non seulement accroître le pouvoir de sanction des maires, mais surtout se donner les moyens d’appliquer ces sanctions. Cela ne sera possible que par une présence nettement accrue des forces de police et de gendarmerie sur le terrain, notamment rural, et par une nette accélération des procédures pénales, ce qui suppose de développer considérablement les moyens de la justice qui, à l’heure actuelle, est conduite à souvent négliger la répression des incivilités par manque de temps.

Sur le volet intercommunal, les assouplissements proposés pour les périmètres intercommunaux nous conviennent globalement. Nous ne souhaitons pas une remise en cause profonde de la carte intercommunale, non que nous la trouvons satisfaisante, car elle ne l’est pas, mais parce que ce serait un nouveau bouleversement qui ferait perdre beaucoup de temps à l’action publique territoriale. En revanche, nous estimons que sur les compétences, les assouplissements restent insuffisants. Nous souhaitons que l’on revienne pour la plupart des compétences à la notion d’ « intérêt communautaire » qui avait été l’un des grands apports de la loi Chevènement de 1999 et avait permis un développement de l’intercommunalité adapté aux territoires. Ce serait un signe positif du fameux « droit à la différenciation », dont il est dit que le président de la République serait partisan. Quoiqu’il en soit, ce texte, qui tire les leçons de la période récente et reconnaît aux maires un rôle majeur dans la vie du pays, va dans le bon sens et nous l’examinons de façon positive. Il ne règle pas tout, notamment pas les questions de moyens financiers et de pouvoir fiscal, qui restent la véritable préoccupation de nombreux élus après les coupes sombres de dotations des années 2014 à 2017 et en attente de la suppression de la taxe d’habitation.

Le Gouvernement a annoncé un projet de loi décentralisation pour la fin 2020 (après les municipales). Qu’attendez-vous d’un tel projet de loi ? En particulier semble émerger l’idée d’un pouvoir réglementaire décentralisé en matière de logement, de transition écologique… Qu’en est-il ?

Ce texte pourrait être un texte plus ou moins technique répartissant de nouveau des morceaux de compétences dans tel ou tel domaine. Il y a à faire en ce domaine, compte tenu notamment des doublons entre l’État et les collectivités locales. Tout se passe comme si les transferts de compétences des années 80, puis 2000, avaient certes entraîné la constitution d’administrations locales pour gérer ces compétences, mais que l’État avait aussi conservé une partie de ses effectifs auparavant dédiés à ces compétences pour contrôler ce que faisaient les collectivités ! Il y a donc un « nettoyage » à faire, mais cela suppose que l’État et ses services fassent enfin confiance aux élus locaux et à leurs équipes pour gérer pleinement, en responsabilité, les compétences qui leur ont été dévolues. L’État se comporte ainsi comme s’il s’agissait d’une simple « délégation de gestion », alors que l’esprit des lois Defferre consistait en un vrai transfert de « pouvoir » et donc de responsabilité. L’exemple du RSA, dont les montants sont fixés identiquement au niveau national et sur lequel les Départements n’ont aucun pouvoir en dehors de la gestion des dossiers, est révélateur. C’est loin d’être gagné car totalement à rebours de l’attitude de l’État depuis une dizaine d’années.

Au-delà, la question rejoint la définition que chacun donne de la « décentralisation », ainsi qu’évoqué à la première question ci-dessus. J’y ajouterai une interrogation sur la réelle acceptabilité par nos concitoyens d’une décentralisation qui irait jusqu’à traiter des questions considérées comme essentielles (comme la sécurité, la protection sociale, l’éducation, …) de façon différenciée selon les territoires du pays… L’exigence d’égalité formelle est de plus en plus développée dans notre pays – elle va d’ailleurs étrangement de pair avec la sorte d’ « hyper-démocratie individuelle » qui a envahi la République jusqu’à rendre l’idée même de « bien commun » évanescente -, et elle prend le pas sur la notion d’équité, qui supposerait en effet un traitement différencié des questions en fonction du contexte local. Un mouvement de décentralisation proposant une adaptation du pouvoir réglementaire aurait donc à vaincre les réticences de la haute fonction publique, qui ne fait pas confiance aux élus, et celles d’une bonne partie de l’opinion. Autant dire à nouveau qu’il ne peut que s’agir d’un projet éminemment politique, qui ne peut que remettre en cause l’ensemble de l’organisation des pouvoirs publics. Le président, le Gouvernement et le Parlement en ont-ils les ambitions et les moyens ?

L’AdCF a été reçue par Sébastien Lecornu sur la gouvernance et les ressources fiscales (CFE) du Grand Paris. Vous avez réagi en reprenant les propos de Pierre Mansat le 22/08/2019 sur les réseaux sociaux. Une décision devra être prise d’ici à 2020 sur les EPT et la métropole. Quelle est votre position ?

S’agissant du Grand Paris notamment, la loi NOTRe résulte d’un compromis boiteux, que nous avions dénoncé en son temps. Selon ses concepteurs, le système mis en place était provisoire, d’où le retour prévu de la CFE à la Métropole en 2021. Mais en même temps, la loi transférait autoritairement les compétences PLU et aménagement à des structures auxquelles elle ne croyait pas, c’est-à-dire les EPT.

L’Association des maires de France s’est prononcée à ce sujet au printemps 2019, en demandant donc le retour aux communes de la Métropole des compétences stratégiques, et notamment le PLU et l’aménagement, et en faisant évoluer les EPT vers des syndicats de gestion sans fiscalité propre. J’ajoute que cette évolution permettrait une harmonisation des taux de CFE sur l’ensemble de la Métropole, ce qui est tout de même la logique même de la solidarité territoriale que tout le monde souhaite, en tout cas en paroles, et qui est une condition nécessaire de son rayonnement et de son attractivité. Quant à la position de l’AdCF, qui ne m’apparaît pas encore aboutie, elle me semble en contradiction avec l’idée fondamentale que promeut cette association, à savoir que le périmètre intercommunal doit correspondre au « bassin de vie » des habitants. Or dans la Métropole du Grand Paris, les habitants disposent de 2 bassins de vie : leur commune et l’agglomération parisienne, sans qu’il soit aisé d’en définir les contours exacts. Leur commune, parce que la plupart des communes sont d’une taille suffisante (30 000 habitants en moyenne, hors Paris) pour proposer seules tous les services du quotidien à leurs habitants, et donc d’y vivre normalement. Et l’agglomération car, pour encore très insuffisants qu’ils soient, les transports en commun permettent tout de même une assez bonne circulation sur l’ensemble de son territoire, et que Paris est bien considéré par les habitants comme le centre de l’agglomération. Les EPT ne sont en aucune manière considérés par les habitants eux-mêmes comme des « bassins de vie ».

Au sein du Grand Paris, les communes sont les institutions les plus solides. Elles disposent d’une forte légitimité aux yeux des habitants. Leur administration est compétente et dotée d’une grande expérience, d’un savoir-faire développé et de procédures éprouvées. Les maires jouissent d’une autorité certaine et reconnue, même si elle est parfois contestée dans les choix. Les communes constituent naturellement le socle de la construction métropolitaine. Continuer à vouloir les affaiblir serait une erreur. La Métropole sera la métropole des communes, ou elle disparaîtra, noyée par le technicisme et l’uniformisation. L’enjeu des questions qui seront prochainement proposées au débat est immense, il faut espérer qu’il soit bien posé, dans l’intérêt général et en dehors de toute préoccupation de calcul politique à courte vue.

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