Danger de décrochage démocratique …

A l’occasion de la période électorale que notre pays vient de vivre, et à la lecture des commentaires qui en sont publiés et des conclusions qui en sont tirées, on constate de nouveau combien les élites « parisiennes » de notre pays – au premier rang desquels les commentateurs – restent bien peu sensibles à cet énorme travail quotidien de gestion, d’aménagement, d’administration, effectué sur tous les territoires par les élus locaux et leurs équipes. La réforme territoriale a été à peine évoquée, et dans notre région d’Ile-de-France, la question du Grand Paris et/ou de Paris Métropole n’a été que prétexte à escarmouches, et pas illustration d’une démarche visant à amener les citoyens à une réflexion de fond.

C’est bien sûr dommage. Mais c’est ainsi, et ce n’est pas nouveau. Voici longtemps que les élus locaux – en tout cas ceux qui ne sollicitent pas un mandat local dans la seule perspective d’accomplir une carrière politique nationale … – ont pris leur parti de cette forme de condescendance. Cet état de fait n’a d’ailleurs pas entravé leur capacité à aménager leur territoire, à assurer la meilleure qualité de vie possible aux habitants et à organiser des politiques de solidarité et d’éducation de leurs concitoyens.

Il est à craindre cependant que cet équilibre ne touche à son terme. Les régions, départements et communes sont peu à peu étranglées entre des charges croissantes, dues notamment à des besoins sociaux qui explosent et auxquels les élus locaux, qui en voient quotidiennement les effets, ne peuvent pas ne pas tenter de répondre, et, au mieux, une stagnation – organisée par la loi – des recettes. Cette évolution, qui risque d’avoir des conséquences lourdes sur la cohésion sociale du pays, se déroule dans l’indifférence générale, tant le décalage se creuse entre le « terrain » et les décideurs et commentateurs (politiques, économiques, intellectuels, …) nationaux.

Tout ceci ne va pas dans le bon sens, alors qu’il conviendrait au contraire que les forces dont dispose le pays – et qui s’amenuisent – soient regroupées pour mieux affronter l’adversité. Or, c’est bien tout le contraire qui se produit : de manipulation de statistiques en discours accusatoires, d’humiliations en manifestation de mépris, tout est bon au pouvoir central et à ses alliés – dont le grand patronat – pour stigmatiser la gestion publique locale. Au point que les élus ont le sentiment qu’une guerre profondément injuste et inutile a été déclarée par les puissants aux territoires de France.

Cette situation contribue au profond malaise qui étreint le pays et la société française, et qui n’a sans doute pas d’équivalent dans un autre pays développé. Elle constitue, selon moi, un danger réel de « décrochage démocratique ». Comment éviter ce danger ?

Au moins trois questions devraient être posées dans un débat digne de ce nom.

La question du cumul d’un mandat parlementaire et d’une fonction exécutive locale tout d’abord. J’ai abordé ce sujet dans l’un des chapitres de « Décentralisation : en finir avec les idées reçues » (LGDJ, 2009). En clair, ce cumul me semble devoir être désormais strictement interdit, car il conduit trop souvent le législateur à votre contre sa conscience, dans une forme de déni démocratique. Et il conduit l’élu local à une forme de dépendance intellectuelle et politique envers le pouvoir central.

La question de l’élection du président de la République au suffrage universel direct ensuite. Loin d’aboutir à la désignation d’un homme ou d’une femme incarnant l’unité du pays, ce mécanisme digne d’un triste vaudeville et d’une caricature de pays développé conduit au contraire à la coupure du pays en deux camps irrémédiablement opposés, l’un dépendant d’un seul pour toutes fonctions et carrières, l’autre rêvant d’accéder au même statut pour pouvoir de même en profiter. Où est, dans tout cela, l’intelligence collective d’un Parlement libre et souverain, lieu de confrontation des idées certes, mais aussi de construction de consensus et de cohésion nationale ? Le peuple français n’en finit pas d’expier le 21 janvier 1793. Mais les nouveaux rois ont oublié que leurs prédécesseurs tenaient le plus grand compte des avis et remontrances des parlements de province …

La question de la survie de la « caste » dirigeante qui se partage postes et prébendes du pouvoir central. Tant que cette caste croyait et servait totalement l’Etat, cela pouvait se comprendre. Il y a déjà longtemps que ce n’est plus le cas, et que la dite caste – peu nombreuse au demeurant – s’est aussi emparée du pouvoir dans la plupart des principaux acteurs économiques, où les rémunérations individuelles sont plus attractives, au mépris sinon des règles formelles, du moins de la plus élémentaire morale. Cet accaparement des fonctions par des serviteurs du pouvoir politique, au détriment de vrais professionnels, n’est d’ailleurs probablement pas étranger au décrochage de l’industrie française, voire à celui, en vue, de l’activité bancaire, au niveau mondial. Il exprime aussi toute l’arrogance d’une poignée de faiseurs d’opinion dont se repaissent une bonne partie des éditorialistes nationaux.

Ainsi s’estompe peu à peu, dans un pays miné par le doute et en proie aux prédateurs, la culture du débat et de l’échange. Si, demain, les territoires eux-mêmes sont sacrifiés pour de fausses raisons, le pays sera à la merci de tentations dangereuses. La vitalité des territoires est non seulement un enjeu de développement, c’est aussi une exigence démocratique.

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