« Prélèvements obligatoires » : la grande manipulation (ou : non, vous ne payez pas trop d’impôts !)

Avec la présentation et l’examen de la loi de Finances pour 2011, dès la fin de ce mois de septembre, et la réception par des dizaines de millions de contribuables des feuilles d’impôts locaux vont revenir sur le devant de la scène les deux « marronniers » préférés des politiques et des journalistes : celui des « prélèvements obligatoires » et celui de la « dette publique ».

Ce sont deux domaines dans lesquels je ne partage pas le discours convenu des politiques et de la plupart des économistes (dont je remarque au passage avec inquiétude qu’ils font de plus en plus « de la politique » et disent ce que le pouvoir a envie qu’ils disent, au lieu de s’attacher à l’observation des faits et à leur analyse . Ce phénomène peut sans doute s’expliquer par le fait que les économistes sont désormais essentiellement payés soit par le gouvernement, soit par les banques, qui sont elles-mêmes de toute façon de plus en plus liées aux gouvernements).

Dans cette note, je m’intéresse à ce qui est devenu un extraordinaire fonds de commerce politique : le niveau des fameux « prélèvements obligatoires ». Il faudrait que les Français soient aveugles et sourds pour ne pas être aujourd’hui tous convaincus qu’ils paient trop d’impôts, tant ils se l’entendent dire par les politiques de tout bord. Pourtant – et bien peu d’ « experts » osent le dire, de peur de perdre toute crédibilité, la réalité des chiffres est en telle contradiction avec le dogme répandu qu’elle passe à peu près inaperçue.

Dans mon ouvrage « Décentralisation : en finir avec les idées reçues » (Lextenso éditeur), paru il y a un an, j’ai déjà tenté de démontrer l’inanité d’un raisonnement répété à l’envi par la quasi-totalité les dirigeants politiques – y compris, c’est un comble, à gauche ! Si cela n’était qu’une affirmation sans lendemain, cela n’aurait pas de conséquence. Mais il s’agit bien au contraire du dogme principal sur lequel est bâtie toute la politique économique de ce pays. Excusez du peu ! Je reprends donc ci-après, en le complétant et en l’actualisant, ce que j’ai eu l’occasion d’écrire il y a un an, ce qui ne doit cependant pas vous dissuader d’acquérir mon petit livre !

Le Conseil des prélèvements obligatoires a consacré en mars 2008 un rapport pour évaluer la pertinence des comparaisons internationales en matière de prélèvements obligatoires. Premier constat : « le taux des prélèvements obligatoires est profondément différent d’un pays développé à l’autre (…) il varie du simple au double, un peu plus de 50% en Suède, contre de l’ordre de 25% aux Etats-Unis. ». La France se situe sur le haut de la fourchette avec un taux. Deuxième chose : sur très longue période, la « tendance à l’augmentation du taux (…) apparaît commune à l’ensemble des pays de l’OCDE », et « on remarque que la hiérarchie entre pays est sinon pérenne, du moins extrêmement durable ».

L’explication du fait que la France se rapproche plus de la situation suédoise qu’américaine réside, explique le Conseil, « dans les choix que retient chaque société pour financer les dépenses de protection sociale : maladie, retraite, famille, chômage, etc.». Ainsi, le total des cotisations sociales représente en France 16,4% du PIB, contre 9,5% pour l’ensemble des pays de l’OCDE. Les impôts eux-mêmes (nationaux et locaux) sont de 27,0%, contre 26,8% pour le moyenne de l’OCDE. La différence de situation se situe donc au niveau des prélèvements sociaux (et pas des impôts).

Il est logique qu’un pays comme la France, qui a opté de longue date pour la voie de la mutualisation du risque social (ce qui constitue une conquête sociale majeure que nous envient de nombreux peuples, à défaut de leurs dirigeants, et dont on a vu, au passage, les effets bénéfiques en période de crise), se situe sur le haut de la fourchette, dans la mesure où notre taux de prélèvement inclut tout un pan de dépenses qui, ailleurs, relèvent de la sphère privée. Autrement dit, atteindre le même niveau de protection sociale aux Etats-Unis qu’en France suppose de cotiser à des caisses d’assurance sociale dont le coût sera globalement aussi élevé que nos cotisations. Le revenu disponible restera globalement le même … Ceci, personne ne l’évoque jamais : ni le pouvoir national (ce qui peut se comprendre étant donné son orientation générale), ni même l’opposition de gauche qui semble avoir honte de l’impôt depuis un certain Laurent Fabius.

L’étude de l’évolution de la composition des fameux prélèvements obligatoires est riche d’enseignements, pourtant archi-connus, mais jamais réellement médiatisés. Ainsi, les prélèvements obligatoires étaient en 1960 de 30,6% du PIB, dont 19% pour l’administration centrale, 3% pour les collectivités locales et 8,6% pour la sécurité sociale. Cinquante ans plus tard, les mêmes chiffres sont respectivement de 43,3%, 15,6%, 5,7% et … 22%. Autrement dit, en un demi-siècle, le prélèvement des administrations a légèrement baissé en pourcentage de la richesse nationale (de 22% à 21,3%), alors que celui de la Sécurité sociale a explosé.

Vous ne saviez pas tout cela ? Vous êtes impardonnables. En effet, un rapport du sénateur Bernard Angels, au nom de la très sérieuse Délégation du Sénat pour la planification, publié en 2008, ou encore une étude d’envergure réalisée et publiée début 2010 par le Centre d’analyse stratégique (CAS) disent à peu près la même chose. Personne n’en parle. Au fait, le CAS, vous connaissez ? C’est le nouveau nom (depuis environ 3 ans) du Commissariat général au Plan (l’ardente obligation selon De Gaulle …). Une institution peuplée de gens intelligents (de moins en moins nombreux …), qui disent des choses souvent intelligentes, mais que personne n’écoute plus. Le CAS – un organisme officiel, financé par l’Etat et dépendant du Premier ministre (le seul qui, peut-être, les écoute un peu …) – explique que les comparaisons internationales sur les prélèvements obligatoires doivent être prises avec beaucoup de précautions, que la France n’est pas un pays sur-administré, que les dépenses de fonctionnement de l’administration française sont inférieures en points de PIB à celles de l’administration américaine, que la « réforme canadienne » tant vantée mérite d’y aller voir plus près, et beaucoup d’autres choses passionnantes. La conclusion ne l’est pas moins, tout en étant inquiétante : selon le CAS, dans tous les pays qui ont connu une baisse des dépenses publiques, celle-ci a été permise pour l’essentiel par la baisse des « dépenses de transfert », autrement dit de solidarité. Un vrai choix politique !

J’ai gardé le meilleur pour la fin. Vous avez sans doute en tête l’idée selon laquelle plus de la moitié de ce que vous gagnez est « confisqué » par l’Etat. Et, même si vous reconnaissez qu’il y a en France des services publics et une solidarité assez efficaces, ça vous fait râler un peu. Et bien, c’est faux. Et même très sensiblement faux. Le taux officiel de prélèvements obligatoires en France est de 41% (rapport Marini au Sénat, juillet 2010) en 2010. On est quand même loin des plus de 50% régulièrement assénés … Et nos fameux « prélèvements obligatoires » ne sont pas exempts d’entourloupes et de manipulations. Par exemple, à l’occasion de la réforme portant suppression de la taxe professionnelle et son remplacement par la « contribution économique territoriale », le gouvernement a présenté au Parlement un coût net pour l’Etat qui ne devait pas dépasser 1 milliard d’euros. Six mois après, nous étions déjà à 2,5 milliards. En cause, notamment, le fameux cadeau indirect mais substantiel fait aux professions libérales : le Conseil constitutionnel a en effet censuré le mode d’imposition prévu pour ces professionnels employant moins de cinq salariés au motif d’une rupture d’égalité avec les plus gros employeurs. L’enjeu net est de 500 millions d’euros, que ne paieront plus les libéraux (des prélèvements obligatoires en moins), mais que l’Etat prendra en charge (du déficit en plus).

Et il y a encore mieux ! Dans un récent rapport parlementaire portant sur la prise en charge des personnes âgées dépendantes, la députée Rosso-Debord propose notamment de « rendre obligatoire dès l’âge de 50 ans la souscription d’une assurance perte d’autonomie liée à l’âge ». Fort bien. Bien entendu, cette assurance serait souscrite auprès … d’une compagnie d’assurance. Elle sera obligatoire. Rien ne la distingue donc a priori d’une cotisation sociale, même si elle ne dépend pas des revenus, ce qui est le cas aujourd’hui déjà des cotisations aux mutuelles complémentaires. Il s’agit donc bien, croyez-vous, d’un prélèvement obligatoire. Et bien, vous vous trompez lourdement : dans la conception française, un « prélèvement obligatoire » ne mérite ce nom que s’il est perçu par un organisme de statut public. Le Parlement rend obligatoire la souscription d’une assurance, il permet que cette assurance soit souscrite auprès de compagnies privées, du coup, les sommes ainsi prélevées – obligatoirement, j’insiste – ne rentrent plus dans le total des prélèvements obligatoires. Pas mal, non ?

Allons donc plus loin, modifions le statut de la Sécurité sociale et permettons aux assurances privées de faire le même travail, on divisera, par cette seule opération « juridique », par plus de deux le niveau des prélèvements obligatoires !

Voici comment une bonne partie de la stratégie économique de la France dépend de notions totalement manipulables par le pouvoir en place, quel qu’il soit. Et voici comment on a fini par faire croire aux Français qu’ils étaient spoliés par un secteur public hypertrophié. Mais poussons encore le raisonnement, et reconnaissons-le : les Français sont particulièrement doués. En effet, ce qu’ils gagnent va à la consommation, aux prélèvements obligatoires et à l’épargne. Chacun sait que la consommation dans notre pays ne se porte pas mal, c’est même le moteur principal d’une croissance certes faible, mais néanmoins positive. Pourtant, ils seraient pressurés d’impôts et de prélèvements de toute nature. Dès lors, il ne devrait plus rien leur rester pour épargner … Pas de chance : le taux d’épargne des ménages français est l’un des plus élevés du monde occidental, avec près de 17% des revenus, contre moins de 10% en Allemagne et moins de 5% aux Etats-Unis. Comment font-ils donc, ces Français, en consommant normalement et en étant de surcroît pressurés d’impôts, pour épargner autant ? Simple : il y a des prestations de sécurité sociale (santé, retraites, familles, handicap, …) en France qu’on ne paie pas directement, mais par le biais du système mutualisé public financé par les cotisations sociales. Dans les autres pays, on paie moins de cotisations, mais plus de prestations. Il y a donc moins de ces affreux « prélèvements obligatoires ». Inconvénient : le prix de la prestation est le même quel que soit le revenu, ce qui n’est pas le cas des cotisations … Dans un remarquable et courageux article paru dans Le Monde daté du 5 août dernier, Philippe Bas, ancien ministre, membre de l’UMP, affirme : « Dépendance : la solidarité plutôt que l’assurance ». Un choix politique, on vous dit !

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