« Les maires pensaient qu’Edouard Philippe aurait plus de marges de manoeuvre pour défendre les territoires »
Entretien paru dans Atlantico le 29 avril 2018
Les associations d’élus, toutes tendances confondues, sont en conflit ouvert avec le gouvernement depuis le début du quinquennat. En tant que représentant des maires, quel bilan faites-vous de la politique menée en direction des territoires après cette première année ?
Emmanuel Macron ne connaît pas les territoires. Peut-être est-ce lié au fait qu’il n’ait jamais eu de responsabilités locales… Cela se vérifie à travers son récent entretien dans la Nouvelle Revue Française : Emmanuel Macron se perçoit comme chef de l’Etat, un instrument de pouvoir qui prend des décisions de gestion et édicte de normes, et comme l’incarnation de la Nation, notamment en termes de représentation. Mais la dimension même de président de la République est moins assurée. Culturellement, la République est partout, dans tous les territoires, dans toutes les mairies.
Elle vit dans chacun des Français, leur impose des devoirs et leur donne droit à une part du bonheur collectif. Ce rôle implique de prêter attention à tous les habitants et à tous les territoires du pays. Les présidents de la République précédents l’avaient davantage en tête. Les élus locaux ont le sentiment qu’Emmanuel Macron manque d’empathie dans ce domaine, qu’il est parfois déconnecté de la réalité des territoires et de la vie quotidienne des leurs habitants.
Nous étions pourtant optimistes au début du quinquennat lorsqu’Edouard Philippe a été nommé Premier ministre. C’est quelqu’un qui a une bonne connaissance des territoires ayant été maire lui-même. Il a exprimé des prises de position et des intentions plutôt encourageantes. Mais peu à peu, nous avons constaté avec dépit que l’administration de Bercy décidait que tout ce qui se passait sur les territoires ne devait relever que des finances publiques, et faisait prévaloir une vision comptable de l’action territoriale. Il y a pourtant dans le gouvernement des gens qui connaissent très bien les territoires, leurs besoins, leurs difficultés, mais aussi leurs atouts et leur capacité à contribuer à la réussite du pays. Et il semble qu’ils ont parfois du mal à faire entendre leurs voix. Nous pensions qu’Edouard Philippe aurait dans ce domaine plus de marges de manœuvre.
Emmanuel Macron est critiqué pour ne s’intéresser qu’aux métropoles et négliger les territoires en difficulté. Vous avez vous-même déclaré : « un pays, ce n’est pas une start-up » et « les collectivités locales ne sont pas des filiales de l’Etat ». Peut-on parler d’une re centralisation autoritaire ?
Oui, j’ai dit cela, c’est vrai, et je pense que c’est une phrase qu’il faut garder en tête. Emmanuel Macron prend souvent cette image du « premier de cordée ». C’est très bien de s’intéresser aux leaders, à ceux qui innovent. Mais il faut garder à l’esprit que beaucoup de nos concitoyens essayent simplement de survivre. Nous aussi, dans nos communes, nous nous occupons des leaders ! Seulement, quand quelqu’un a des difficultés de logement ou d’emploi, nous l’écoutons, nous essayons de l’aider. L’habitant doit être pris en compte en tant que personne, aucun ne doit être laissé de côté et chacun doit se voir donner des chances de s’en sortir. Quand vous êtes dans une start-up, vous embauchez les gens qui vous intéressent, qui sont « performants », qui peuvent la faire avancer. Un pays ne fonctionne pas comme ça : c’est un ensemble de personnes très différentes, qu’il faut rassembler et rendre solidaires.
Ensuite, je ne dirai pas qu’il s’agit forcement d’une re-centralisation en tant que telle, c’est-à-dire d’une volonté politique affirmée et assumée de tout décider d’en haut. Je pense plutôt que les outils et les méthodes qui ont été mis en place par le système macroniste aboutissent de fait à un étouffement de la capacité d’action des collectivités et des élus, à un encadrement de plus en plus étroit de leur autonomie de décision. Aujourd’hui, toutes les démarches sont basées sur les questions budgétaires à court terme. Ces questions sont naturellement importantes, mais ne doivent pas étouffer la vision d’avenir. C’est notamment vrai pour les grands investissements structurants.
Quelles sont concrètement les conséquences de la suppression de la taxe d’habitation pour les communes et pour la population ?
Il est probable qu’à partir de 2021, il n’y ait plus de taxe d’habitation. Pour personne. Au total, il s’agit d’une recette pour l’ensemble des communes et intercommunalités de 22 milliards. Sur ces 22 milliards, 4 sont déjà payés par l’Etat au titre d’anciennes exonérations. Sur les 18 qui restent, qui sont donc payés par les contribuables eux-mêmes, 3 milliards sont déjà financés par la loi de finances pour 2018. Il reste donc environ 15 milliards d’euros à trouver d’ici 2021. Et il faut garder à l’esprit que c’est un montant annuel ! Il faut donc trouver cette somme tous les ans de manière répétitive. C’est conséquent ! Et c’est une perte sèche de ressources pour le secteur public.
Alors comment faire ? Le gouvernement dit qu’il n’y aura pas de nouvel impôt. Soit. Il s’agit donc d’augmentation d’impôts déjà existant ? Gérald Darmanin l’écarte et précise que la croissance compensera. Je doute que cela suffise. Bien avant que l’impôt ne disparaisse, il faut trouver un nouveau schéma fiscal. Et le temps presse …
Nous l’avions dit, nous étions opposés à la suppression de la taxe d’habitation. Car nous pensons qu’il est essentiel que le plus de citoyens possibles contribuent aux dépenses publiques locales. Cela permet de préserver le sentiment d’appartenance à la République et à une communauté locale et renforce le sentiment de responsabilité, à la fois des élus – qui votent l’impôt –, et des citoyens – qui le paient -, et qui est pourtant, à juste titre, l’un des marqueurs du macronisme.
Lors de son discours d’investiture en juillet dernier, Edouard Philippe avait précisé que la suppression de la taxe d’habitation commencerait à être progressivement appliquée à partir de 2019. Il avait en effet dans l’idée de discuter en 2018 des modalités de remplacement. Quelques jours après, Emmanuel Macron a décidé au contraire que la suppression commencerait dès 2018 afin de tenir sa promesse de campagne. Nous pensons que c’était une erreur, et qu’il aurait fallu se donner une année pour sécuriser, auprès des collectivités territoriales, la ressource de substitution, dont je rappelle que nous demandons instamment qu’elle soit basée sur l’impôt, sous la responsabilité des élus, et non sur la dotation, aisément manipulable par le pouvoir central, comme on l’a toujours vu par le passé.
Le Plan Borloo propose de nombreuses mesures pour lutter contre « l’apartheid social » dans les zones en grande difficulté. Pour être appliquées, ces mesures ont besoin de moyens et d’une réelle volonté politique. Le gouvernement est-il prêt à s’y employer ?
Le plan Borloo est incontestablement de grande qualité parce qu’il prend en compte toutes les dimensions de la question. Il y a naturellement un problème de moyens budgétaires de l’Etat et des collectivités territoriales. Mais je pense que c’est aussi un problème d’organisation, de management et de volonté politique. Il y a parfois des décisions indispensables et nécessaires à prendre. Prenons l’exemple du Grand Paris Express. Si on ne le fait pas, je ne vois pas comment nous redonnerons une nouvelle attractivité à la métropole de Paris. L’irrigation du territoire est absolument nécessaire. Même si cela coûte plus cher que prévu, c’est un investissement absolument nécessaire si l’on veut avoir une métropole équilibrée dans ses territoires, performante et attractive. Pour le plan Borloo, c’est la même chose. Si l’on ne prend pas rapidement des décisions concrètes et massives, nous risquons de nous retrouver avec un pays éclaté, donnant au monde l’image de son incapacité à s’unir et qui ne pourra plus revendiquer une parole forte et un rôle de leader majeur dans le monde. Il faut être ambitieux dans sa capacité à investir, y compris dans l’éducation et la formation, d’autant plus qu’il y aura à terme d’importants retours y compris budgétaires (nouvelles rentrées fiscales, moindres dépenses d’assistance) si l’on fait ce qu’il faut.
Je pense qu’il y a en permanence, au sommet de l’Etat, une tension entre une contrainte budgétaire à court terme qui est portée par Bercy, et une vraie stratégie d’avenir à long terme. Aujourd’hui, le fléau de la balance penche dangereusement vers la première. Il revient au chef de l’Etat d’inverser la tendance. C’est bien beau de vouloir écrire un nouveau « roman national », mais si les habitants n’ont plus d’espoir là où ils résident, si les territoires subissent une relégation permanente, ce roman ne restera qu’un roman, hors de toute réalité et inutile au progrès social et au bonheur collectif et individuel.