Le retour en force de l’Etat jacobin
Ci-dessous le texte d’un entretien publié dans l' »Hémicycle » du 15 décembre 2009
Dans votre ouvrage, vous dénoncez la réduction des marges de manoeuvre des collectivités et le retour d’un certain contrôle a posteriori, par exemple via le remboursement anticipé du FCTVA. Les réformes en cours confirment-elles à vos yeux la tendance à la recentralisation ?
Les réformes territoriale et fiscale débattues à l’heure actuelle conduisent en tous les cas à un recul des libertés locales et du principe fondamental de libre administration des collectivités. Or, c’est ce principe même qui légitime l’existence d’une réelle autonomie fiscale desdites collectivités, dans un pays où, contrairement à la plupart des autres pays développés, n’existe aucune culture de partage négocié des impôts nationaux. Car que fait l’Etat, depuis plusieurs années déjà, et plus intensément récemment ? Il cherche à remettre systématiquement en cause les mécanismes qui organisent les liens financiers entre lui et les autres collectivités publiques et il affaiblit le pouvoir fiscal local, et donc la responsabilité fiscale des élus locaux. A l’origine de ce mouvement : la recherche de boucs émissaires commodes pour les difficultés – bien réelles – des finances publiques, la méfiance vis à vis des corps intermédiaires réputés devenir des contre pouvoirs, l’ignorance totale du principe de subsidiarité, le mépris d’une poignée de hauts fonctionnaires pour les élus locaux. Nous assistons bien à un « retour en force » de l’Etat jacobin, au moins dans l’esprit et dans la démarche. Parce que, sur le terrain, l’Etat n’a plus les moyens ni techniques, ni humains, ni financiers, de ses ambitions de pouvoir. Un conflit dur et destructeur de confiance semble inévitable.
Compte tenu des échanges qui se sont déroulés durant le congrès des maires, puis à l’Elysée, et enfin au Sénat, que les maires, qu’ils soient de gauche ou de droite, ont été entendus par le Gouvernement sur le sujet de la taxe professionnelle ?
S’il faut reconnaître un unique mérite à ce débat sur la taxe professionnelle, c’est bien d’avoir bousculé les lignes politiques classiques. Les élus locaux ont peiné à être entendus et respectés dans ce débat, alors même que nous avions fait des propositions complètes et réalistes il y a déjà deux ans. Peut-on d’ailleurs parler de « débat » ? La concertation avec les élus locaux fut une illusion et la compensation promise ne sera pas au rendez-vous en 2010, puisque le pouvoir fiscal aura été diminué d’environ 10% pour les communes, mais de 40 à 60% pour les régions et départements ! Et que dire des simulations, que les associations d’élus attendent toujours ? Aucun état des lieux complet des conséquences de la réforme sur les ressources futures et la capacité fiscale, en 2010, et au-delà, catégorie par catégorie, région par région, etc. n’a été réalisé. En outre, rien ne permet d’affirmer que l’assiette des nouvelles taxes sera économiquement meilleure que l’ancienne taxe professionnelle. Les administrations centrales elles-mêmes ont été écartées de la gestion de cette réforme au profit des cabinets ministériels, avec un seul mot d’ordre : satisfaire les milieux patronaux, ce qui n’était d’ailleurs pas la commande de départ du président de la République qui souhaitait, à juste titre, aider l’industrie française … Cette incapacité du pouvoir central à considérer les pouvoirs locaux comme dignes de s’organiser et de tenir un discours cohérent ensemble, cette attitude qui cherche à diviser pour mieux imposer sa volonté va à l’inverse de ce qui serait nécessaire dans l’état actuel du pays.
Dans le discours adressé aux maires par Nicolas Sarkozy se justifiait d’une réforme simultanée de la fiscalité locale et des compétences. Votre réaction ?
Sur le principe, la coïncidence est plutôt heureuse et cohérente. On peut déplorer en revanche la méthode utilisée par le pouvoir central qui témoigne d’une forme de déni du terrain, des réalisations des collectivités territoriales, comme de l’histoire institutionnelle. Le mouvement de décentralisation, qui date d’à peine 30 ans, est brutalement remis en cause. L’utilisation du mot « compétences » au lieu de celui de « pouvoirs » est en elle-même une forme de cantonnement des pouvoirs locaux dans la gestion. Il leur est interdit de prétendre incarner aussi l’intérêt général, réservé à l’Etat central.
La suppression de la clause de compétence générale des régions et des départements est-elle une mesure réaliste ?
Je mets ici en garde contre le risque induit par une trop forte spécialisation. La région ou le département ont-ils vocation à devenir une sorte d’établissement public ou une agence à l’anglo-saxonne ? Je n’en suis pas convaincu. Cela me semble même aller à rebours de la « complexité » actuelle, pour reprendre le concept d’Edgar Morin, qu’affectionne le président de la République. Là encore, il faut faire confiance au bon sens des élus, à la souplesse contractuelle et à la responsabilité fiscale. Il s’agit d’adapter les réponses aux spécificités des territoires, à la bonne échelle, qui n’est pas toujours la même partout. Supprimer légalement aux uns ou aux autres, élus au suffrage universel, la possibilité de s’exprimer sur tel ou tel sujet et de porter les projets cache un dessein peu réjouissant : l’affaiblissement des pouvoirs locaux au profit d’un Etat redevenant seul maître du jeu. Mais, je le répète, un maître sans moyens réels, hors la contrainte juridique et la norme. D’où de graves désillusions … Je note d’ailleurs, avec une certaine inquiétude, que le même mouvement est en marche chez nos voisins, à des degrés divers. C’est oublier le rôle majeur que jouent les collectivités locales, partout en Europe, dans le maintien du lien social de proximité, notamment pendant cette crise profonde. Détruire cela, affaiblir les pouvoirs décentralisés, c’est prendre un risque immense de déstabilisation.