Le mécano institutionnel ignore le fait territorial
Selon un sondage publié par le Journal du Dimanche le 1er juin dernier, 71% des Français continuent à faire confiance à leurs élus locaux (maires et conseillers généraux). Ils ne sont que 33% pour le Parlement, et seulement 21% pour le pouvoir exécutif.
Il est intéressant de rapprocher ces chiffres de la volonté – semble-t-il inébranlable – du pouvoir central de mener à terme ce qui est improprement nommé « réforme territoriale », ainsi que l’a annoncé lundi 2 juin 2014 le président de la République. On casse ce qui fonctionne, pour satisfaire à bon compte – croit-on – aux ukases bruxelloises qui imposent à la France des réformes supposées de fond, quelles qu’elles soient.
Faute de réflexion, de débats, et surtout d’une vraie culture historique, la haute fonction publique d’Etat et les cabinets peuplés de jeunes militants qui nous gouvernent s’apprêtent à faire commettre au président, en toute candeur, une erreur grave qui aura de lourdes conséquences sur la vie quotidienne des Français et handicapera un peu plus encore les chances de redressement de notre pays. Cette « réforme » est aujourd’hui circonscrite autour d’un principe : des régions et des intercommunalités plus grandes.
Des régions plus grandes ? Tout ceci est présenté comme gage d’une meilleure efficacité, d’un poids renforcé. Illusion que tout cela : chacun sait que ce sont les compétences et les moyens qui renforceront le fait régional – si tant est que l’on souhaite ce renforcement -, et non la taille. SI l’on veut renforcer le fait régional – ce qui ne transparaît pas vraiment dans le propos présidentiel, il faut cheminer vers le pré-fédéralisme. Pourquoi pas, à condition que ce soit clairement assumé, ce qui n’a jamais été le cas en France depuis Defferre. Et il reste une condition, essentielle : l’argent. La condition de vrais pouvoirs, c’est soit la capacité fiscale (elle est actuellement nulle pour les régions), soit un mécanisme institutionnel puissant obligeant l’Etat à négocier le partage des impôts nationaux entre lui et les pouvoirs régionaux (ce mécanisme n’existe évidemment pas et n’est pas prévu, Bercy reste si jaloux de son pouvoir, fût-il en miettes). La réforme proposée est une dangereuse illusion : le fait régional, en réalité, ne se décrète pas. Il se vit par les acteurs du territoire, qui ressentent entre eux une vraie communauté de destin. Les institutions elles-mêmes ne suffisent pas à créer la dynamique, elles ne font que l’accompagner et la favoriser.
Des intercommunalités plus grandes ? Là encore, vouloir à tout prix des structures intercommunales d’une taille minimale, sur tous les points du territoire français, répond à une illusion. L’apport de l’intercommunalité a été de réintroduire la notion de territoire pertinent. La loi Chevènement de 1999 a de ce point de vue était une excellente loi : les élus s’en sont emparés, car elle leur laissé le libre choix des communes avec lesquelles ils s’associaient et du rythme de développement de l’intercommunalité. Dès lors que l’on met des contraintes normatives, on casse le modèle : 20 000 habitants, c’est absurde par le bas en agglomération parisienne et c’est absurde par le haut dans les vallées alpines. Ce n’est donc nullement un gage d’efficacité, mais cela conduira à une déstructuration du territoire. Y ajouter la « centralisation » intercommunale obligatoire des ressources aujourd’hui communales (comme la DGF) viendra renforcer les petites technocraties locales, au détriment du fait communal qui reste en réalité le seul rempart à la déliquescence du pays et au délitement de la cohésion sociale. Là encore, le territoire se vit et se construit, il ne se décrète pas.
Même si une évolution institutionnelle est sans doute souhaitable, elle ne peut venir pour réussir que des collectivités elles-mêmes. A cet égard, l’échec alsacien, qui prévoyait la fusion de la région et des deux départements qui la composent, est tout à fait regrettable, car la démarche, sur le fond, était évidemment la bonne. Et il n’y a strictement aucune raison que les choses doivent se passer de la même façon en Ile-de-France, en Bretagne ou en Alsace. Le mécano institutionnel du président ignore le fait territorial, et donc la vie.
Mais, au-delà de cette évolution territoriale, je suis convaincu que le problème de fond est, en réalité, celui de la vocation même de l’Etat et de l’action publique, aujourd’hui, et dans notre pays. Si la culture au plus niveau de l’Etat n’évolue pas très vite pour enfin reconnaître la légitimité et la place de l’Europe d’une part, celles des territoires d’autre part, rien ne sera possible, et le mécano institutionnel ne changera rien. C’est bien une crise de l’Etat et de l’action publique que nous subissons, et cette crise de l’Etat entraîne tout le pays dans une pente dangereuse et irréversible. Avant de casser les dynamiques territoriales, avant de désespérer les acteurs locaux, l’Etat doit impérativement changer de méthode, et, surtout, de culture. Cela semble malheureusement totalement impossible du fait d’une haute fonction publique sincèrement convaincue de détenir la vérité sur tout, du véritable handicap que constitue désormais l’élection du président de la République au suffrage universel direct – qui phagocyte tout débat de fond – et d’une inclination persistante du peuple français à toujours attendre beaucoup de … l’Etat, illusoire garant d’un égalitarisme suranné.