[La Tribune] La dette verte : un nouveau coup porté à la décentralisation ?

OPINION. Deux dispositions en discussion au PLF 2024 proposent d’identifier d’un côté la part de la dette et de l’autre celle des investissements des collectivités favorables à la transition écologique. Une évolution apparemment bienvenue, mais qui porte en germe une menace sur la libre administration des collectivités locales. Par Philippe Laurent, Maire de Sceaux, vice-président de l’AMF et Yves Millardet, Président du Directoire de l’Agence France Locale.

Les collectivités locales sont en première ligne dans la transition écologique. Pour atteindre les objectifs de la Stratégie Nationale Bas carbone, tout le monde s’accorde pour considérer que l’effort à consentir sera colossal : au moins 12 milliards d’euros par an, un véritable « mur d’investissement ». Les collectivités y joueront un rôle moteur et devront recourir à l’emprunt pour une part non négligeable de ces investissements.

C’est dans ce contexte qu’un amendement au projet de loi de finances, déposé par la majorité, prévoit d’identifier la part de la dette des collectivités qui concourt à la transition écologique. Un amendement qui semble taillé pour appairer les projets d’investissement à des produits financiers dédiés, hâtivement nommés « verts », ou « durables ».

Inacceptable conditionnalité

Disons-le clairement : toute action visant à adosser un emprunt à un projet spécifique met en cause la libre administration des collectivités locales. Les banques qui cherchent à communiquer sur la dimension environnementale de leur bilan pourraient y trouver un intérêt évident, mais qu’en est-il pour le monde local ?

Cela fait 40 ans que les collectivités, unanimement, affirment leur attachement au principe que l’emprunt finance le budget global, et non tel ou tel investissement : jusqu’au début des années 80, le préfet validait les emprunts des collectivités. Il faudrait voir comme un progrès le fait de confier aujourd’hui cette responsabilité au banquier ? La démocratie locale n’a-t-elle pas fait ses preuves ?

Pour les collectivités, il est inacceptable que des acteurs financiers conditionnent l’octroi de fonds pour les investissements durables à l’usage de produits financiers dits « verts » , qui relèvent davantage de l’outil marketing que de la solution de financement sérieuse.

Fléchage synonyme de complexité

Un tel fléchage des emprunts vers des dépenses vertueuses pour l’environnement ajoute de la complexité alors que la masse des investissements à venir exige des procédures simples, une grande majorité des collectivités n’ayant pas de ressources dédiées au reporting.

Il exclut certains projets des financements, alors que nous avons besoin d’investissements massifs pour réussir la transition. Il fait aussi peser un risque de suspicion sur les élus : l’évaluation de la « dette verte » sera-t-elle réellement sincère si elle donne accès à tel ou tel type de financement ?

L’annexe « budget vert » : le chainon manquant ?

Une autre disposition en discussion dans le PLF prévoit d’instaurer une annexe aux comptes des collectivités décrivant la part de leurs investissements favorables à la transition écologique, pour les collectivités de plus de 3500 habitants. Sur le principe, cette démarche de lisibilité est bienvenue et les collectivités l’ont compris. Elles sont d’ailleurs de plus en plus nombreuses à tester les différentes méthodologies de budgets verts.

Cette évolution des budgets rend l’amendement « dette verte » inutile. En effet, il suffit de pointer les investissements profitables à la transition pour mettre au jour, par ricochet, la dette dite durable. Et cela sans produit financier dédié.

Rester maître des investissements

Certains jugent « rétrograde » le fait de s’opposer aux prêts verts ? La libre affectation des emprunts et la libre administration des collectivités sont-elles des principes ringards ? Ringarde aussi la confiance envers les élus pour décider des projets qu’ils doivent financer pour mener la transition sur leur territoire ? Ringarde enfin la démocratie locale qui voit des administrés élire leurs représentants sur un programme qu’ils jugent bénéfiques pour leurs territoires ?

N’hésitons pas à affirmer que la modernité aujourd’hui est du côté de l’autonomie et de la responsabilité.

La transition écologique qui s’impose sera résolument locale ou ne sera pas. Le monde local a besoin de simplicité, de fluidité et de confiance pour la mener à bien.

Philippe Laurent et Yves Millardet