Quand le déséquilibre institutionnel menace la République …
Le président de la République a imposé au gouvernement de soumettre une loi d’exception après le drame de Notre-Dame de Paris. Déjà, en décembre dernier, le Parlement avait fait preuve d’une diligence exceptionnelle pour voter des mesures qui engageaient plus de 10 milliards de dépenses publiques, et ce exclusivement pour honorer les engagements du président pris en dix minutes à la télévision, devant les Français. Au-delà du bien-fondé de ces décisions, un observateur averti ne peut que se poser la question des pouvoirs – dans la lettre et dans les faits – de l’institution présidentielle dans un pays développé comme se veut la France. Il y a manifestement dérive – et elle ne date pas de l’actuel titulaire – dans l’équilibre des institutions : le poids politique démesuré pris par l’institution présidentielle empêche définitivement l’existence et l’efficacité de tout contre-pouvoir, de quelque origine qu’il soit.
Cette dérive n’est pas le fait de la Constitution originelle de la Vème République. Elle est le résultat de plusieurs modifications successives : l’adoption en 1962 de l’élection présidentielle au suffrage universel direct (que De Gaulle souhaitait dès 1958 mais dont il savait que la Constituante ne voulait pas et pour laquelle il a eu l’habileté d’attendre une circonstance exceptionnelle pour la faire accepter quatre ans plus tard par un plébiscite remporté sous le coup de l’émotion populaire qui a suivi l’attentat du Petit-Clamart), le passage au quinquennat et l’inversion du calendrier électoral qui fait suivre (et non précéder) l’élection présidentielle par l’élection législative, et qui donne systématiquement – grâce à une autre étrangeté qu’est le scrutin législatif uninominal à deux tours – au président nouvellement élu une majorité absolue et surtout entièrement dévouée à sa volonté. Il était du reste étonnant de voir l’actuel président rendre hommage, l’automne dernier, au 60ème anniversaire d’une Constitution dont l’esprit a été depuis longtemps totalement dévoyé à l’issue des modifications successives qu’elle a subies …
Pour bien mesurer le degré de présidentialisation atteint par notre pays, souvenons-nous que fin 2018, alors qu’en France étaient engagés plus de 10 milliards d’euros de dépenses publiques supplémentaires en quelques jours, le président des Etats-Unis d’Amérique, pays 5 fois plus peuplé et 10 fois plus puissant que le nôtre, ne parvenait pas à faire voter 5 milliards de dollars (soit moins de deux fois moins) de dépenses supplémentaires au Congrès et devait négocier pied à pied, provoquant le fameux « shutdown » …
Or, étrangement, la question de la présidentialisation manifestement devenue excessive des institutions politiques françaises ne faisait pas partie de la trentaine de questions posées aux Français par le président lui-même à l’ouverture du « Grand débat », alors que certaines questions institutionnelles, comme le rôle du Sénat, étaient clairement posées. Et mieux encore, cette question n’a pratiquement jamais été soulevée par les Français eux-mêmes lors dudit « Grand débat ». Preuve en est que notre peuple semble se satisfaire d’un système institutionnel, dont nous sommes pourtant quelques-uns à penser qu’il est largement responsable d’une grande partie des difficultés que connaît notre système politique et, par-delà, le pays tout entier.
En effet, d’une part, cette situation fait finalement – et anormalement – reposer la responsabilité de tous les maux et difficultés que rencontrent au quotidien nos concitoyens sur le seul président en personne. Il était ainsi symptomatique que les revendications des « gilets jaunes », portant en grande partie sur des questions de pouvoir d’achat – donc de revenus autant que de prélèvements – ne s’adressent qu’au président et jamais au patronat, pourtant responsable du niveau de salaires. Dans l’« ancien monde », nul doute que ce genre de revendications aurait fait l’objet de conflits sociaux, immanquablement suivis de négociations salariales. Dans le « nouveau monde », on s’adresse seulement au président. Pas sûr qu’on ait gagné en « modernité » ! … Quoiqu’il en soit, en concentrant ainsi les critiques sur le quotidien, le président est mis de fait dans l’impossibilité de prendre la hauteur nécessaire à sa fonction et, même s’il le tente comme le fait Emmanuel Macron, sa crédibilité n’est plus assurée car il n’a naturellement pas pu résoudre les autres questions.
D’autre part, cette situation déresponsabilise de fait l’ensemble des autres acteurs politiques et sociaux : Premier ministre, ministres, parlementaires, élus locaux, syndicalistes, responsables associatifs, etc. Chacun attend désormais la « parole présidentielle » soit pour en faire son mantra, soit pour la critiquer systématiquement, sans prendre la peine d’élaborer soi-même des propositions. Il en résulte un appauvrissement général de la réflexion et de la pensée politiques (que traduit notamment l’affaiblissement sans précédent des partis), les postures prenant le pas sur les choix y compris idéologiques. Ajoutons que la presse et surtout les chaînes d’information continue, en raccourcissant considérablement le temps, participent à ce mouvement global qui veut que chaque question exige une réponse immédiate.
On peut donc penser que la première question à se poser dans la perspective de la réforme constitutionnelle est celle de la dérive inquiétante de l’institution présidentielle telle qu’elle fonctionne en France, sans d’ailleurs que les présidents successifs eux-mêmes y puissent grand chose, tant la machine est devenue infernale. Même François Hollande, qui se voulait pourtant président « normal », a été happé par sa logique implacable.
En effet, à bien y regarder, ce sont les pays où le régime parlementaire est largement prédominant (à savoir où le patron de l’exécutif est soutenu par une majorité parlementaire diverse) et où les décisions et la gestion publiques sont largement décentralisées qui s’en sortent le mieux. Les raisons en sont simples : d’une part, une majorité plurielle oblige à négocier (on en a connu un exemple en France avec le gouvernement de Michel Rocard, et l’exemple de la « grande coalition » allemande devrait nous inspirer …) et à construire des consensus plus solides, et d’autre part, la décentralisation des responsabilités en évite la concentration sur un nombre trop limité de personnes et atténue les erreurs. Car l’un des génies de la République décentralisée, c’est de contrebalancer l’effet de politiques nationales ratées par des expériences locales réussies …
Dans un entretien récent au Monde, le Premier ministre suédois, le social-démocrate Stefan Löfven, qui conduit un gouvernement minoritaire avec le soutien parlementaire sans participation des centristes et des libéraux face à la droite et à l’extrême droite, expliquait : « L’accord (de gouvernement) comprend des mesures que je n’aurais pas adoptées si j’avais gouverné seul. Mais avec 28,3% des votes, vous ne pouvez pas décider de tout ».
En mai 2017, Emmanuel Macron a rassemblé au premier tour 24,01% des votes.