Le Président croit désormais à la « décentralisation ». Mais laquelle ?

On peut sans doute se réjouir que le président de la République ait repris le thème de la « décentralisation » lors de sa dernière conférence de presse, et ce à plusieurs titres.

D’abord, parce que l’on a trop longtemps eu une idée faussée et dévoyée du monde public local. Depuis la crise financière du milieu des années 2000, les mises en cause permanentes de la qualité de gestion des exécutifs locaux se sont succédées, comme si l’Etat et sa haute administration, faute de se réformer elle-même, voulait faire peser sur les élus locaux la responsabilité exclusive des difficultés du pays. Les récentes lois MAPTAM et NOTRe n’ont rien arrangé, tant elles ont paru techniques jusqu’à faire oublier l’essence même de la décentralisation, qui est le renforcement des libertés locales et de la responsabilité des élus locaux pour une gestion des services publics plus proches des besoins des territoires et de leurs habitants. Le président de la République semble l’avoir compris et vouloir y revenir. C’est apparemment une bonne nouvelle.

Ensuite, parce que la définition du mot « décentralisation » a des contours flous et à géométrie variable. Chacun y entend ce qu’il souhaite y entendre, de la déconcentration au fédéralisme. Que recouvre vraiment le terme de « décentralisation » chez ceux qui la revendiquent, ou la combattent ? On pense souvent qu’il s’agit d’un thème cher à la gauche. C’est oublier que depuis toujours, la décentralisation est un thème d’opposition au pouvoir central, la traduction d’un combat sourd des territoires contre l’Etat central. Le seul vrai moment contemporain où la « décentralisation » a été conçue comme une composante à part entière d’un projet global de société par un gouvernement en place, c’est le premier mandat de François Mitterrand, grâce à des hommes comme Pierre Mauroy et Gaston Defferre. En dehors de cette époque si particulière, qui a traduit un véritable élan, dont les bénéfices pour le pays ont été énormes – mais étrangement jamais mesurés -, qui s’est arrêté puis inversé voici une dizaine d’années, la décentralisation a été au mieux un thème de campagne (et même plus en 2017), aussitôt oublié une fois arrivé au pouvoir. Et elle est même devenue une matière rébarbative, portant sur des questions de gestion, de compétences, de péréquation et d’organisation administrative …

Il faut rappeler que le système qualifié de « jacobin », qui repose tout entier sur la relation très forte entre l’Etat et la commune – sous la bienveillante attention du préfet – est finalement confortable pour la plupart des élus, qui y trouvent un moyen ingénieux de laisser l’Etat trancher sur les dossiers compliqués. Nous sommes ainsi parvenus à un système totalement déresponsabilisant qui, au nom de l’égalité uniformisatrice si chère aux Français, a alourdi, voire paralysé toute la chaîne de décision politique et institutionnelle. Le « jacobinisme » est ainsi devenu, par facilité, une référence culturelle incontournable – même si on prétend le contraire – pour bon nombre d’élus locaux. C’est toute la limite de la décentralisation à la française, et le président de la République, en insistant sur la responsabilisation et l’importance des territoires (mot-valise bien pratique pour éviter de désigner telle ou telle catégorie et ne pas rentrer dans le sempiternelle question des « compétences » !), semble pleinement revenir à l’esprit de 1982. Il y revient intellectuellement. Encore faut-il qu’il y revienne politiquement, et qu’il fasse partager, comme chef de l’Etat et donc de l’exécutif central, cette nouvelle conviction personnelle par l’ensemble de son gouvernement et de sa puissante administration. Autrement dit, qu’il fasse de la « décentralisation » un des piliers du projet de société porté par le macronisme. Il y a donc du chemin …

Du côté des élus locaux, il y aussi un peu de chemin à parcourir. Il est temps que nous, élus locaux, assumions pleinement les libertés et les responsabilités que nous ne cessons d’exiger, que nous nous donnions collectivement les moyens de démontrer l’apport, pour le bonheur et le développement de notre peuple, de la « décentralisation », que nous expliquions que le système institutionnel actuel est devenu totalement inadapté à cette évolution profonde et ne provoque que l’impuissance politique que nous subissons. Car si l’on veut bien y regarder de près, la décentralisation a aussi été freinée, ici ou là, faute de volonté politique locale véritable. En même temps, la décentralisation a aussi parfois, hélas, été le prétexte pour diffuser le modèle de fonctionnement de l’Etat dans les territoires. De grandes collectivités ne conçoivent d’ailleurs leur action que sur le modèle de l’Etat, alors qu’elles devraient définir et porter des projets autonomes, conçus en fonction des besoins et des opportunités de leur territoire et de ses habitants. Il suffit pour cela de voir le nombre de préfets dirigeant les services de grandes collectivités, ou l’appétence étonnante de certains cadres supérieurs de la fonction publique territoriale pour des carrières préfectorales, pour se convaincre du chemin qui reste à parcourir !

L’urgence aujourd’hui n’est donc pas de proposer une nouvelle vague de réorganisation administrative ou de « clarification des compétences » (expression délicieusement technocratique !), mais de porter un projet ambitieux de société qui fasse de la responsabilisation à tous les niveaux la clé du redémarrage du pays. Développement des libertés locales et de la responsabilisation fiscale (à l’exact inverse de ce qui est en cours), reconnaissance des spécificités de la gestion publique locale, par exemple dans la fonction publique (là encore, à l’inverse complet du mouvement en cours), moins de normes et de contrôles, plus de confiance et donc plus d’évaluation. Cette émancipation revendiquée est un outil au service du développement du pays tout entier. Elle n’est pas une prérogative ou un privilège. Elle doit devenir une culture de référence pour le pouvoir central et les pouvoirs publics locaux, pour lutter contre le prisme budgétaire et technique qui les aveugle et parvenir à une société de la confiance partagée dans l’atteinte de l’intérêt général. Vaste programme …

D’autant plus vaste que les choses ne s’arrangent pas « sur le terrain », ce qui montre un fois encore la distance entre le discours et les actes, entre les déclarations et les preuves d’amour ! En effet, alors que le président de la République proclame sa foi nouvelle en la « décentralisation », un projet de loi de transformation de la fonction publique est examiné au Parlement. Comment ne pas faire le lien avec les institutions locales qui emploient les agents publics, avec cette responsabilité d’employeur qui est celle de tout exécutif local qui, pour être efficace, doit disposer, donc, de l’autonomie de gestion nécessaire ? L’occasion était ainsi donnée au gouvernement de défendre in concreto la « décentralisation », en laissant la latitude dont il dispose actuellement au Conseil supérieur de la fonction publique territoriale (CSFPT), qui porte le dialogue social au sein de la fonction publique territoriale. Au lieu de cela, sous l’injonction  du Conseil d’Etat, il est resté sourd à la demande unanimement formulée par les membres du CSFPT (syndicats et employeurs) de préserver l’autonomie du CSFPT, et la probabilité est désormais forte d’une dilution des débats territoriaux au sein du Conseil commun de la fonction publique et de la disparition à terme du CSFPT.

Oui, le chemin reste long …

Tribune publiée sur Atlantico, le 10 mai 2019

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