« Moins l’État sait faire, plus il veut nous imposer comment faire »

Ci-dessous une interview réalisée par Stéphane Menu, publiée sur le site de La Lettre du cadre territorial le 23 novembre 2017.

 

Le président du CSFPT redoute une dérive « anglo-saxonne » des services publics locaux qui ont pourtant fait preuve de leur savoir-faire. Pour Philippe Laurent, la stratégie de l’État consiste à transférer son déficit vers les collectivités locales pour ne pas désespérer Bruxelles.

« Territoires en colère », un appel lancé par les élus pour dénoncer la fracture territoriale entre collectivités, accuse le gouvernement de mener une politique « recentralisatrice ». Des exemples de cette dérive ?

Cette dérive n’est pas totalement nouvelle. Elle naît en réalité de la mise en œuvre du traité de Maastricht, l’État s’étant alors arrogé la responsabilité de l’ensemble des comptes publics devant la Commission européenne, compte tenu de la « globalisation » de la notion de dépenses publiques à travers les normes du traité. Mais elle s’est aussi développée à travers la tendance lourde à la « normalisation », liée au besoin d’uniformité, à la revendication d’égalité (qui reste apparente), à la tendance à la massification… Moins l’État sait faire sur le terrain, plus il veut nous imposer comment faire, par de multiples « schémas » ! C’est un paradoxe étonnant. Mais cela est aussi valable entre collectivités : ainsi, les métropoles se sont approprié les PLU, pourtant éléments majeurs de l’identité communale. Les transferts vers les structures intercommunales sont parfois allés trop loin. Dans le domaine du financement des investissements, la multiplication de fonds dédiés à la main des préfets et de prêts affectés par des grands acteurs comme la Caisse des dépôts vient contredire la démarche de « globalisation » des dotations (et des emprunts) initiée dès 1979 avec la DGF. Tout ceci se traduit par un lent recul de l’autonomie locale, qui néanmoins s’accélère dangereusement.

Pour vous, la fin de la TH est caractéristique de cet étranglement. Le gouvernement ne prend-il pas un plaisir malsain à vouloir assécher les finances locales ? Et si oui, pour quelle raison l’État entend-il « recentraliser » ?

Le gouvernement et la majorité parlementaire font mine de croire qu’il est équivalent pour nous, élus, de percevoir 100 par un impôt ou par une dotation. Nous savons bien que ce n’est pas vrai. L’impôt, c’est le lien direct entre le contribuable et la collectivité. Si celle-ci développe l’activité de son territoire, la base fiscale augmente, et les recettes de la collectivité également. La dotation, c’est le lien de dépendance de la collectivité envers l’État. On l’a vu ces dernières années : l’État a tous les droits, y compris celui de ne pas respecter ses engagements à notre égard. Qu’on en juge : l’année même où l’on nous assure que les exonérations de taxe d’habitation seront entièrement compensées, la dotation de compensation de la taxe professionnelle, mise en place lors de la suppression de cet impôt – et dont on nous jurait alors qu’elle serait immuable – est finalement réduite de 18 % pour le bloc communal !

On ne peut mieux démontrer l’absence totale de scrupules de l’État – ou en réalité, de Bercy… Si l’État entend ainsi recentraliser et mettre un « corset » sur les collectivités, c’est pour s’exonérer lui-même des efforts nécessaires. En clair, comme l’État ne semble pas capable de respecter les 3 % maximum de déficit, il exige des collectivités qu’elles affichent un solde positif pour compenser ses dérives. Parce qu’il ne fait pas confiance, parce qu’il veut contrôler ce que font les collectivités, y compris dans des domaines transférés de longue date et pour lesquels les élus locaux ont fait leurs preuves de bons gestionnaires, il conserve des doublons inutiles. Parce qu’il ne s’avère pas capable de maîtriser sa propre dette, il exige que nous diminuions la nôtre, qui ne représente déjà que 9 % de la dette publique totale, alors même que nous réalisons la majeure partie des investissements. C’est totalement délirant !

En quoi une politique « recentralisatrice », dans certains domaines, comme le RSA, serait une catastrophe ? Plus de quarante ans après son inauguration, la décentralisation ne doit-elle pas s’interroger sur ce qui a marché ou moins ?

Certains domaines n’ont été que des transferts de financement et non de compétences, n’entraînant pas de responsabilités politiques des élus locaux. C’est le cas du RSA, dont le montant et les bénéficiaires sont définis par des textes nationaux. Ces transferts peuvent être repris par l’État, s’il est encore capable de gérer des dossiers individuels au quotidien, ce qui n’est pas acquis compte tenu de son désengagement progressif du terrain. Mais en parallèle, combien de domaines pourraient au contraire être confiés aux collectivités dans l’enseignement, l’emploi, le développement économique, etc. À condition toutefois que les collectivités disposent de ressources à base large, comme une partie des actuels impôts nationaux.

Pour vous, maire de Sceaux, comment se traduit cet « étranglement financier » ? Êtes-vous devenu un maire gestionnaire, sans capacité d’investissement, de mener à bien des projets ?

Nous subissons un double mouvement : une accentuation des normes de toute nature exigée par l’État, et une « massification » métropolitaine qui, si elle reste encore modérée, aura naturellement tendance à accroître sa pression. Nous passons maintenant beaucoup de temps à négocier avec des acteurs extérieurs des espaces de liberté et d’autonomie, qui allaient de soi il y a dix ans. Le maire doit être à la fois gestionnaire, attentif aux besoins quotidiens des habitants de sa commune, mais aussi visionnaire pour préserver et développer l’attractivité de son territoire dans un contexte de concurrence accrue. L’investissement public, entièrement maîtrisé, va diminuer. Le risque est que le déséquilibre avec les groupes privés se creuse. Les orientations actuelles conduisent à la privatisation progressive de la ville, avec une capacité de régulation de plus en plus faible. Malheur aux communes petites et moyennes, qui ne sont pas suffisamment attractives pour les investisseurs.

Pour la droite, qui a souvent dénoncé le train de vie financier des collectivités territoriales, n’est-il pas paradoxal d’accuser aujourd’hui cette austérité ?

Nous ne parlons pas là d’austérité, mais de la destruction d’un modèle de gouvernance publique, ayant notamment responsabilisé les élus et professionnalisé les agents territoriaux, dont le résultat est un pays bien équipé, aux infrastructures encore en bon état, ayant vu l’éclosion de grandes métropoles hors Paris. C’est beaucoup plus grave et sans doute beaucoup plus définitif. Pour le remplacer par quoi ? L’État va-t-il revenir partout pour assurer les services publics du quotidien ? Non. Le modèle du service public accessible à tous, universel et laïc, qui a été choisi par les Français voici 70 ans pour assurer les fonctions collectives de la société, se verra remplacer progressivement par le modèle anglo-saxon, où il faut payer ou faire appel à la charité et à la solidarité des églises de toute nature. Est-ce un progrès ? Je ne le crois pas.

Vous êtes élu président de la République : que faites-vous pour les collectivités territoriales, pour sortir de ce que vous dénoncez ?

J’entreprends une réforme de la Constitution pour passer de « la République dont l’organisation est décentralisée » à la « République décentralisée » en y ajoutant de vraies garanties d’autonomie pour les pouvoirs locaux. Je mets en œuvre un partage des impôts nationaux actuels entre pouvoir central et pouvoirs locaux. Je contractualise avec les régions pour que celles-ci deviennent de vrais aménageurs de leur territoire en équilibrant métropoles et territoires ruraux. Je lance la traque aux doublons entre l’État et les collectivités locales. Je fais confiance aux acteurs locaux et les laisse prendre des initiatives d’expérimentation, en leur laissant un pouvoir réglementaire d’adaptation. J’initie une vraie réforme du travail législatif en accentuant l’évaluation. Et je « casse » le ministère de Bercy en rattachant la direction du Budget (et aussi celle de la Fonction publique) au Premier ministre, afin que le budget du pays soit un outil au service des politiques publiques et non une fin en soi.

 

 

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