Il y a une rupture complète du contrat entre l’Etat et les collectivités territoriales
J’avais prévenu lors du dernier congrès des maires en novembre 2013 : « Après les municipales il va falloir couper dans le vif, et cela se fera à partir de 20165 et de 2016 ». Le plan drastique présenté par Manuel Valls me donne malheureusement raison avec ses 11 milliards d’économies demandées aux collectivités territoriales. D’autant plus que le Premier ministre s’inspire du rapport (explosif pour les collectivités locales) Malvy/Lambert qui propose plusieurs mesures : mise sous contrainte forte des recettes des collectivités pour les obliger à la diète : fixation par une loi financière des objectifs nationaux d’évolution des dépenses des collectivités locales ; sanctions des dérives par des minorations, gel temporaire des taux de fiscalité locale pour éviter d’être tenté d’augmenter les impôts locaux, et même des recrutements ; institution d’un bonus-malus sur les dotations.
Ci-après, extraits de l’entretien publié dans l’hebdomadaire Première Heure du 29 avril 2014.
Première Heure : Comme vous l’aviez prévu, les maires vont-ils devoir couper dans le vif après les annonces Valls ?
Philippe LAURENT : Je constate que l’on parle beaucoup du plan de 50 milliards, des questions de prestations sociales et familiales, des entreprises, mais assez peu du détail de ce qui serait prévu pour les collectivités territoriales. Je redoute que le gouvernement explique qu’il y a 11 milliards à trouver en 3 ans et que les collectivités locales se débrouillent entre elles pour les trouver. Ce qui, naturellement, générera des oppositions entre elles, soit entre les différentes catégories de collectivités locales, soit entre les grandes, moyennes et petites villes et les intercommunalités, et que nous n’en sortions pas indemnes en terme d’image. Lorsque nous avons dû subir la première diminution de 1,5 milliards en 2014 sur la DGF, nous avons réussi à éviter de trop nous déchirer et nous avons abouti à un accord qui a été repris dans la loi de finances pour 2014. Mais là, il s’agit de 11 milliards sur 3 ans, ce qui est beaucoup plus.
Quoiqu’il en soit, on a vraiment le sentiment que les collectivités territoriales sont l’endroit le plus facile sur lequel on peut « taper » sans trop de risque politique au plan national. C’est difficile de le faire sur la sécurité sociale parce que ce sont des prestations, et qu’il est impopulaire de diminuer les remboursements de soins, de ne pas augmenter les niveaux de retraites, etc. On voit bien aussi qu’il est difficile de toucher l’Etat, car il n’aurait plus beaucoup de marges de manœuvres à entendre les lobbies puissants de la haute fonction publique. Je ne suis pas d’accord : l’Etat garde énormément de marges de manouvre, pour peu qu’il décide de ne pas s’occuper de tout, y compris des compétences qui ont été transférées aux collectivités territoriales depuis 30 ans !
Pour que les choses soient équitables, il faudrait donc que chaque président de conseil général, de conseil régional, chaque maire, chaque président d’intercommunalité raconte bien à ses administrés ce qui peut se passer avec une diminution de ressources aussi importante. Malheureusement, nous aurions des difficultés à le faire, ne serait-ce que parce que nous n’avons pas l’accès aux grands médias qui façonnent de plus en plus l’opinion.
PH : Que va-t-il donc se passer ?
PL : La situation est parfaitement prévisible : les collectivités territoriales, ce sont d’abord de l’investissement public, plus de 50 milliards chaque année. Et le plus facile pour elles, ce sera de décaler ou de supprimer à terme un certain nombre d’investissements. Ce ne sont pas seulement des ronds-points, de l’espace public de proximité (voirie, sécurité routière, espace piéton…), mais aussi la collecte des ordures ménagères et des déchets, l’assainissement et la distribution de l’eau, de l’électricité, l’installation de la fibre optique, des équipements publics notamment à caractère social (petite enfance, école…). Ce sont là que se trouvent les grandes masses financières avec des coûts importants communaux et intercommunaux. Je suis frappé de voir dans certaines communes où il y a vraiment peu d’argent, les écoles sont dans un état extrêmement problématique, qui peut aller jusqu’à poser des problèmes de sécurité. Notre priorité et nos principaux postes de dépenses, à nous collectivités territoriales, sont les dépenses qui préparent l’avenir, donc les infrastructures (dont la qualité fait l’attractivité du pays), et tout ce qui concerne l’éducation, la jeunesse, la culture, c’est-à-dire la formation de notre jeunesse. Je crains que ce soit cela qui soit sacrifié.
PH : Le gouvernement vous demande des économies et il modifie en même temps les rythmes scolaires qui entraînent des surcoûts ?
PL : C’est la contradiction la plus flagrante que l’on peut relever à l’heure actuelle, alors même que pour une ville comme Sceaux, la réforme des rythmes scolaires ne sert strictement à rien. Elle ne va rien apporter de positif aux enfants. Personne, ni les familles, ni les enseignants, ni aucune de celles et ceux qui travaillent pour les enfants, ne la demande. Les enfants des familles de Sceaux vont bien, ils réussissent généralement assez bien à l’école, ils pratiquent beaucoup d’activités hors temps scolaire … Mais l’Etat nous oblige à dépenser quand même au moins 300 000 €, soit deux points d’impôts, pour une qualité de vie qui sera moins bonne. C’est une absurdité à la fois administrative et financière, qui détuit de la valeur, pour une seule raison qu’il faut bien qualifier d’idéologique.
PH : Que pensez-vous des mesures Malvy/Lambert dont le Premier ministre s’est inspiré ?
PL : Ce rapport est tout bonnement liberticide. Je suis extrêmement étonné de son contenu et surtout de cette proposition de bonus/malus sur la DGF, à savoir, si la collectivité ne respecte pas un objectif, la rupture totale du contrat qui a été passé de longue date entre le pouvoir central, l’Etat, et les collectivités territoriales, qui ont un pouvoir aussi légitime que celui de l’Etat. Nous sommes tous des élus au suffrage universel, nous ne sommes pas des agences de l’Etat, ni des sous-traitants. Nous sommes des élus, et nous avons notre part d’incarnation de l’intérêt général. Le contrat moral et législatif qui a été passé au début des années 80 a été de créer au sein du budget de l’Etat, et notamment pour remplacer toute une série d’impôts qui ont été supprimés, une dotation globale affectée aux collectivités territoriales. Elle est répartie parmi toutes les collectivités en fonction de critères objectifs (population, richesse, critères de charges), mécanisme dont personne ne remet en cause le principe, même si l’application connait des évolutions dans le temps. Et c’est une dotation « globale » parce qu’elle n’est pas affectée à des dépenses préfixées. Les collectivités territoriales disposent d’une enveloppe, et elles en font ce qu’elles décident. Le système proposé par le rapport Malvy/Lambert remet totalement en question l’autonomie de gestion des collectivités territoriales puisqu’il lie le montant de la dotation à la capacité de la collectivité de dépenser plus ou moins et à des choix de gestion. Or le niveau de dépenses est une question essentielle de choix politique. Si la collectivité souhaite dépenser plus et qu’en contrepartie, elle augmente sa fiscalité, libre à elle : c’est un choix politique, qui sera sanctionné ou pas aux prochaines élections. Mais c’est un choix politique ! Et c’est cette capacité à exercer un choix politique que remet en question le rapport Malvy/Lambert. Je suis extrêmement étonné que deux élus importants qui sont toujours présidents d’exécutif, l’un de conseil régional, l’autre de conseil général, qui ont aussi été des élus municipaux, l’un a été maire de Figeac, l’autre maire d’Alençon, en arrivent à cette conclusion-là. Cela m’apparaît totalement contraire à tout l’esprit d’équilibre que l’on a toujours tenté d’avoir entre le pouvoir central et les pouvoirs locaux. C’est un rapport qui tue les libertés locales. Et lorsque les libertés locales sont affaiblies, ce sont toutes les libertés qui le sont.
PH : Est-ce la raison pour laquelle vous expliquez que brider la dépense publique des collectivités, c’est remettre en cause la légitimité politique des élus locaux ?
PL : Exactement !
PH : Pourquoi faudrait-il alors réviser la Constitution dans ce cas-là ?
PL : Parce que l’article 72 de la Constitution dispose que « les collectivités locales s’administrent librement dans le cadre de la loi ». L’autonomie dans le cadre de la loi justifie qu’à chaque fois que l’on veut imposer une contrainte aux collectivités territoriales, il faut donc une loi. Si évidemment une majorité parlementaire vote une loi qui viendrait consacrer les propositions du rapport Malvy/Lambert, elle s’appliquerait certes, mais remettrait en question une philosophie politique qui existe depuis très longtemps, en tous les cas depuis la constitution de la Vème République.
PH : Pourquoi se trompent-ils de diagnostic ?
PL : La haute administration d’Etat a été extrêmement habile en ayant fait passer progressivement la préoccupation d’un problème de déficit à un problème de niveau de dépense, et seulement à cela. A partir de cet axiome de la diminution de la dépense, subrepticement, elle fait aussi passer l’idée que la priorité est de brider les dépenses des collectivités territoriales puisqu’ailleurs, c’est trop difficile. Supposons, par exemple, que j’ai une diminution de recettes et que je ne diminue pas ma dépense, j’augmente la fiscalité pour compenser. Du coup, l’objectif ne serait pas atteint car on continuera à augmenter la dépense. Mais, je le répète, le vrai problème est le déficit. Or, les collectivités locales ne sont pas en déficit. Et elles ne peuvent pas l’être juridiquement. On me dira : vous n’êtes pas en déficit car vous percevez les dotations de l’Etat. Si on vous les supprime, vous serez en déficit. Mais ces dotations de l’Etat sont l’application d’un engagement qui a été pris par le pouvoir central lorsque les impôts ont été supprimés. Par exemple, lorsqu’on a généralisé la TVA dans les années 60 à toutes les transactions et les opérations économiques, on a en même temps supprimé la taxe locale au chiffre d’affaires (qui était un impôt local). Une grande partie de la DGF est la conséquence de cette suppression. L’Etat percevait davantage de TVA et en reversait une partie aux collectivités territoriales. L’Etat a nationalisé un impôt. Il était censé en reverser une partie aux collectivités locales, et c’est cette partie-là qui est en train de diminuer. Il y a une rupture complète du contrat initial.
PH : Comment réagissez-vous au niveau de l’Association des maires de France ?
PL : Nous avons mis avec une certaine solennité l’accent sur le grand danger que représenterait une diminution trop importante des ressources des communes, à la fois quant aux services publics, et quant à l’investissement. En expliquant que l’investissement local, c’est la préparation de l’avenir, le maintien de l’attractivité de notre pays, car justement l’un de ses points forts est la qualité des infrastructures. Si vous n’investissez pas pendant deux ou trois ans, cela ne va pas se voir, mais après cela commencera vraiment à se dégrader. C’est exactement ce qui s’est passé dans les transports en Ile-de-France où on n’a pas investi suffisamment, et maintenant il faut faire un effort considérable pour revenir au niveau, avec beaucoup de mécontentements et un véritable gâchis de temps perdu. C’est pourquoi il ne faut surtout pas laisser se dégrader ce patrimoine, ces infrastructures, et ces bâtiments construits dans les domaines sociaux, culturels, éducatifs durant les années 70/80 qui demandent à être rénovés. Enfin, c’est le niveau du service qui va toucher d’abord les gros services consommateurs de crédits comme l’éducation, la famille, la petite enfance et l’aménagement urbain, dont profite tout le monde. Nous essayons de mettre l’accent sur les conséquences concrètes pour les familles. Dans l’austérité qui se prépare, les familles paieront bien davantage que ce qui relève de la non-actualisation des tranches, des prestations, etc… Elles paieront aussi la perte progressive de qualité des services au niveau local dont elles bénéficient. On ne prépare pas l’avenir avec une telle démarche de court terme, exclusivement voulue pour des raisons comptables et d’ailleurs contestables.