Gestion locale : mais pourquoi tant de haine ?

Cet entretien a été publié sur le site Atlantico le 20 septembre 2013. Il fait suite à la révélation d’un pré-rapport de la Cour des comptes, à charge pour la gestion des collectivités locales, dont le contenu a fort probablement été très largement inspiré par le ministère du Budget qui poursuit le rêve insensé, comme au « bon vieux temps » du Gosplan, de tout régenter, de tout contrôler, de tout normer. Même le nombre de couches utilisées dans les crèches municipales de Saint-Omer, ou le nombre de bulbes de tulipes utilisés dans les espaces verts de Carpentras !

Alors que leur dette atteint fin 2012 « 9,5% » de l’ensemble de la dette publique, selon le journal Les Echos paru ce jeudi, la Cour des comptes épingle dans un rapport préliminaire la gestion des collectivités et plus particulièrement leurs dépenses de fonctionnement. La France est-elle en train de se mourir de ses échelons locaux ?

Ce chiffre de 9,5% de la dette publique, nous le prenons comme un compliment. Alors que les collectivités locales réalisent près de 75% des investissements publics, elles ne représentent que moins de 10% de la dette publique ! Alors que l’Etat et la sécurité sociale – désormais entièrement contrôlée par l’Etat et non plus par les partenaires sociaux – investissent très peu et sont surendettés. Quant aux dépenses de fonctionnement, elles sont très largement couvertes par les recettes, contrairement à ce qui se passe pour les autres acteurs publics.

Notre pays ne meurt pas de ses échelons locaux, mais, bien au contraire, de l’inefficacité d’un Etat qui se veut toujours omnipotent, norme et contrôle à tout va sans résultats probants, étouffe les initiatives, bride les territoires et fait la leçon aux autres acteurs publics et privés plutôt que de regarder comment il doit enfin prendre en compte l’évolution de la société et du monde.

Selon le journal, la Cour chiffre à 3,1 milliards d’euros le déficit des administrations locales en 2012, soit deux fois plus qu’en 2011. A quoi cette dégradation est-elle imputable ? Est-ce seulement lié à la crise ?

Selon la définition du « déficit » au sens Maastricht, celui-ci additionne à la fois le déficit de fonctionnement et le besoin de financement des investissements. C’est un raisonnement de « boutiquier » qui mélange les choux et les carottes, mais on traîne cette absurdité économique depuis 20 ans. Les collectivités locales présentent un excédent de fonctionnement important (environ 25 milliards d’euros chaque année) et elles recourent à l’emprunt de façon modérée pour financer leurs investissements. Pour diminuer le déficit au sens Maastricht, c’est simple : on diminue l’investissement public local (transports publics, réseaux d’eau et d’assainissement, crèches, écoles, voirie …). Je ne suis pas certain que ce soit vraiment positif pour le pays, dont la qualité des infrastructures constituent un des principaux atouts pour les investisseurs, ni pour les entreprises de BTP. Et puis soyons clairs : avec 3,1 milliards, le soi disant déficit du secteur local est loin de celui de l’Etat, qui tutoie les … 80 milliards ! Si l’Etat faisait aussi bien que nous, la France irait mieux.

Au-delà de la question de la mille-feuille territoriale, le rapport pointe du doigt les dépenses de personnels.Ces dépenses sont-elles liées à des besoins réels ou à une forme de « clientélisme » ?

Le « clientélisme » a sans doute pu exister, dans les mairies, sous la IIIème République … et encore ! Tout ceci est de toute façon terminé depuis longtemps. Les fonctionnaires territoriaux sont des personnels compétents, formés, sélectionnés. Ils assurent des tâches de production de service auprès des usagers, dans les secteurs de l’éducation, de l’animation, de la petite enfance, des seniors, de la culture, des sports, de l’environnement, etc… Si le nombre d’agents territoriaux a pu augmenter récemment (depuis plusieurs années, cette progression s’est beaucoup ralentie), c’est parce que le volume et la qualité des services publics proposés aux habitants a considérablement progressé. Et ce, à la demande des Français eux-mêmes. Dans ma commune, près de 90% des agents sont directement en contact avec les usagers. Un quart travaillent dans les crèches, un tiers dans les écoles et les centres de loisirs. Veut-on fermer ces équipements ?

Les agents territoriaux ne sont pas des normalisateurs ou des contrôleurs, comme le sont nombre de fonctionnaires d’Etat. Ils rendent des services et sont utiles à tous. Ce n’est pas convenable de les brocarder ainsi que le font l’Etat et la Cour des comptes.

L’État a-t-il une part  de responsabilité dans cette explosion des dépenses ? La décentralisation et la volonté de réduire le déficit public a-t-il conduit celui-ci à se désengager ? En quoi ?

Bien sûr, l’Etat porte une énorme part de responsabilité dans la situation actuelle. D’abord, un certain nombre de ses représentants, notamment dans la haute fonction publique, tiennent des propos inconvenants pour les élus locaux et les fonctionnaires territoriaux. Ils contribuent à la fracture qui, peu à peu se creuse, entre les bureaux parisiens et les territoires. Ensuite, l’Etat n’hésite pas à se désengager – souvent subrepticement – d’un certain nombre de domaines, laissant les collectivités et les habitants face aux difficultés. Par exemple dans la sécurité, où il sollicite maintenant directement les maires pour que ceux-ci créent des postes de policiers municipaux. Ou dans l’éducation où, sous couvert de réforme des rythmes scolaires, il cherche à reporter sur les communes le financement de l’éduction artistique, culturelle et sportive. Ou en matière d’aide sociale, où communes et départements pallient les insuffisances des systèmes de sécurité sociale et évitent ainsi l’explosion sociale que provoquerait l’accentuation de la pauvreté et des inégalités. Ou s’agissant des infrastructures nationales de transports, où il fait carrément du chantage aux collectivités en exigeant d’elles qu’elles cofinancent les investissements qui sont de sa seule compétence … Il y a d’ailleurs une énorme différence entre les discours nationaux – mais abondamment relayés – des hauts fonctionnaires parisiens avec ceux des fonctionnaires d’Etat dans les territoires, sous l’égide des préfets, qui manifestent généralement une volonté partagée avec les élus d’avancer dans un climat apaisé et constructif.

Enfin, et même dans les domaines où la loi a clairement dévolu l’entière compétence aux collectivités locales, l’Etat ne peut s’empêcher de continuer à normer, exiger, communiquer sur de nouveaux services qu’il ne paie pas (comme les 100 000 places de crèches supplémentaires ou les rythmes scolaires), dire le bien et le mal, contrôler, évaluer … C’est dans sa culture profonde, dans ses gênes : l’Etat, en France, ne parvient pas à accepter le fait décentralisateur et à en tirer toutes les conséquences notamment pour lui-même. D’où les doublons si souvent dénoncés et qui contribuent aux dépenses excessives … chez lui !

Le gouvernement a annoncé qu’en 2014 la majorité des efforts budgétaires pèserait sur les collectivités territoriales. Mais l’État dispose-t-il vraiment des moyens de contrôle nécessaire pour imposer sa volonté aux collectivités territoriales ?

Dans le cadre institutionnel que nous connaissons, « les collectivités territoriales s’administrent librement dans le cadre de la loi ». Le pouvoir central dispose donc de la loi pour contraindre à ce qu’il veut. A condition toutefois d’en avoir els moyens politiques, car la loi doit (encore …) être votée par le parlement. Il ne s’en prive pas, d’ailleurs. Il dispose surtout de la possibilité d’agir sur les questions financières et fiscales : dotations financières annoncées en forte baisse pour les prochaines années, réduction de l’autonomie fiscale depuis une vingtaine d’années, manque de volonté de réformer une fiscalité locale vétuste et inéquitable afin de déconsidérer les élus qui en portent le poids, tout est fait pour mettre les acteurs de terrain en coupe réglée. Il est d’ailleurs surprenant que l’actuel gouvernement, qu’on attendait plus proche dans ses choix profonds de la philosophie politique d’un Mauroy ou d’un Defferre, soit, dans cet exercice de mise au pas des libertés locales, bien plus allant que le gouvernement précédent qui marquait un plus grand respect des communes notamment. L’Etat a donc, à mon sens, la possibilité d’imposer sa volonté, dont on hésite à voir l’originalité par rapport au classicisme désespérant des positons de la Commission européenne. Mais pour quel résultat ? Dans quel but ? Et à quel prix ? S’il s’agit de casser définitivement les seules dynamiques qui existent encore et qui s’enracinent dans les territoires, il n’est pas certain que le pays gagnera au change.

Les collectivités peuvent-elles réduire leurs dépenses de fonctionnement ?

Il est temps que chacun dise vraiment ce qu’il attend de l’action publique en France, dans tous les domaines. Car nos concitoyens sont contradictoires : ils brocardent et commencent à honnir la dépense publique, mais réclament toujours plus de services et de moins en moins chers ! Nous attendons aussi du pouvoir central un peu plus de pédagogie, y compris sur le sens profond de l’impôt. Le « désarroi fiscal » que nous connaissons n’est en réalité que la traduction du mal-être de notre société, qui ne sait plus ce qu’elle veut vraiment, ni ce que veut dire pour elle le « vivre ensemble » qui a longtemps fait l’une des richesses de la France.

Il est illusoire – et même dangereux – de laisser de penser que nous pourrons considérablement diminuer le niveau de dépense publique en maintenant le niveau et la qualité des services actuels. Ou alors, il faudra revoir profondément la tarification desdits services, en courant le risque que ceux-ci ne soient accessibles qu’à ceux qui en auront les moyens. Dans quel type de société, avec quel degré de mutualisation des dépenses et des risques, voulons-nous vivre en France ? C’est ça, la varie question. La brutale et injuste anathème jetée sur les acteurs de terrain – et complaisamment relayée par le tout-Paris médiatique – ne peut durablement servir de seule politique et exonérer le pouvoir central (gouvernement, parlement, institutions nationales) d’avoir le courage de répondre enfin à cette question fondamentale.

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