Entretien – Banque des territoires – « Le centre-ville est un élément constitutif de la civilisation européenne »

Les 28 et 29 juin, le Parlement de Strasbourg accueillera de nombreux maires pour les deuxièmes Assises européennes du centre-ville, organisées par Centre-ville en mouvement. Interview de Philippe Laurent, maire de Sceaux (Hauts-de-Seine) et président de l’association. Selon lui, le modèle de l’urbanisme commercial français a conduit à « sacrifier » les centres-villes. Si les programmes nationaux de revitalisation – Action cœur de ville, Petites Villes de demain – ont marqué un tournant, tout n’est pas encore gagné.

Les 28 et 29 juin, le Parlement de Strasbourg accueille les deuxièmes Assises européennes du centre-ville, sous l’égide de la Présidence française du Conseil de l’Union européenne. Organisé par l’association Centre-ville en mouvement, l’événement permettra à de nombreux maires d’Europe et du monde d’échanger sur leur vision du centre-ville. Vitalité commerciale, aménagements urbains, animation culturelle, mobilité, obligations environnementales… la rencontre sera ainsi l’occasion de mettre en avant les projets les plus innovants.

Localtis, partenaire de ces assises, est allé à la rencontre de maires et de spécialistes du centre-ville, français et européens. Pour ouvrir cette série, Philippe Laurent, maire de Sceaux (Hauts-de-Seine) depuis 2001 et président de Centre-ville en mouvement, porte un regard sans concession sur le modèle de l’urbanisme commercial français qui, au cours des dernières décennies, a conduit à « sacrifier » les centres-villes, quand d’autres pays européens ont su maintenir un équilibre entre centre et périphérie. Répondant aux attentes formulées par Centre-ville en mouvement depuis quinze ans, les programmes nationaux de revitalisation – Action cœur de ville, Petites Villes de demain – ont marqué un tournant. Mais tout n’est pas encore gagné.

Localtis – Deux ans après le début de la crise du Covid, quelle est la situation générale des centres-villes ?
Philippe Laurent – Les centres-villes sont un concept large qui ne recouvre pas uniquement les commerces. Ce sont des lieux de culture, de mise en valeur des monuments patrimoniaux, des universités, des logements… ils sont donc multifonctionnels. Bien sûr, le commerce est un élément essentiel : sans commerce, il n’y a pas de centre-ville. À cet égard, le bilan au lendemain de cette crise est plutôt négatif, même si, dans certains cas, des centres-villes ont retrouvé des couleurs. C’est le cas des centres bien dotés en commerces de bouche. Avec le télétravail, notamment, les habitants sont restés sur place et les commerces de proximité en ont profité. Mais ces cas-là ne sont pas majoritaires. Ceux qui ont le plus souffert sont les centres des zones touristiques, les secteurs des équipements à la personne ou de la maison, etc.

La crise a aussi été marquée par un retour en grâce des « villes à taille humaine », notamment les villes moyennes…
Il faudrait analyser le lien entre l’attrait des villes moyennes – qui peut s’expliquer notamment par des logements moins chers – avec la question du centre de ces villes. Le lien n’est pas aussi clair que cela. Agen, par exemple, fait partie des villes qui ont retrouvé des couleurs, qui ont gagné de nouveaux habitants mais cela ne veut pas dire que ces derniers vont faire leurs courses dans le centre-ville. Pour les villes dont le centre était déjà déserté, il m’étonnerait que ce mouvement change quelque chose. C’est un sujet qui nécessite une action beaucoup plus profonde, comme Centre-ville en mouvement le promeut depuis quinze ans et qui est devenu un élément politique fondamental. À ce titre, les élections municipales de 2020 ont vraiment mis la question des centres-villes en avant. On n’avait pas vu cela lors des précédentes élections. Pour autant, on continue avec les centres commerciaux en périphérie des villes. Rien n’est gagné. Il y a toujours des projets de réhabilitation, d’extension des grandes surfaces en périphérie. La seule façon de contrecarrer le phénomène est d’avoir une volonté politique forte qui implique les communes, les intercommunalités, l’État, tous les acteurs publics, les chambres consulaires, les associations de commerçants…

Ces assises européennes du centre-ville se déroulent à Strasbourg, dans une région, le Grand Est, qui s’est beaucoup investie dans le soutien aux petites centralités. Est-ce un élément important ?
La région peut en effet intervenir en soutien, en apportant des moyens d’ingénierie, des moyens financiers le cas échéant. Elle a un rôle important, elle doit prendre en compte tous les aspects du développement économique, y compris le commerce ou l’artisanat de proximité. Ce sont des gisements d’emplois tout à fait significatifs. Mais il ne peut y avoir de politique uniforme : la culture alsacienne n’est pas la même qu’à Metz ou Nancy qui ont une conception de la ville un peu différente. Ces assises montrent cependant que des éléments constitutifs de la civilisation européenne existent dans ces villes avec des centres très denses. Ce sont des lieux de rencontre et de lien social importants. Le schéma des centres commerciaux extérieurs ou des campus extérieurs ne fait pas partie de notre histoire. Les étudiants aussi doivent au coeur de la ville. C’est un des messages que nous voulons faire passer.

Il semble que la France ait été particulièrement zélée dans l’application de la directive Services qui a consacré la liberté d’établissement, à travers la loi LME de 2008. D’autres pays ont su mieux maintenir l’équilibre entre le centre et la périphérie, c’est le cas de l’Allemagne. A-t-on des exemples à suivre ?
Clairement, la France a sacrifié ses centres, soit par volonté et soit par lâcheté. Un autre modèle était possible. Par exemple, les centres commerciaux extérieurs n’ont jamais fait partie de la culture allemande. L’Allemagne a su garder une vitalité commerciale bien plus forte que nous. C’est le cas de nombreux pays européens. Le modèle français a été destructeur. Je regrette que l’on continue à promouvoir les implantations de tous les établissements universitaires hors centre-ville. Par exemple, sur le plateau de Saclay, on a quantité d’universités et de grandes écoles qui forment une partie des dirigeants et des cadres de demain, qui vivent hors-sol et qui ne se frotteront jamais à la population. Tout cela pour répondre soi-disant au classement de Shanghai ! On peut très bien aujourd’hui avoir des organisations éclatées physiquement et travaillant néanmoins ensemble, les collaborateurs n’ont pas besoin de se voir tous les jours. Les choix faits pour copier le modèle américain sont dramatiques.

On constate quand même une prise de conscience depuis quelques années, à travers les différents programmes de revitalisation…
Il y a en effet eu une prise de conscience avec Jacques Mézard puis Jacqueline Gourault à travers les programmes Action cœur de ville (ACV) et Petites Villes de demain (PVD). Objectivement, ce sont de bons programmes, les premières évaluations sont plutôt positives. Ils reposent sur la mobilisation de tous les acteurs avec, comme toujours, la Caisse des Dépôts, qui a apporté de gros moyens. Il y a surtout une prise de conscience des élus, une mobilisation locale, avec la généralisation des managers de centre-ville. Beaucoup de progrès ont été accomplis ces deux dernières années. Mais on n’a pas terminé le travail de prise de conscience. La question fiscale est un point important. La seule ressource locale qui peut être augmentée est la taxe foncière. Ce qui est une incitation à construire des mètres carrés, ce n’est pas du tout vertueux. On le voit avec le problème de l’imperméabilisation des sols. Aujourd’hui, on va vers le zéro artificialisation nette et on est plutôt dans une tendance à la rénovation. Mais on commence à voir des paysages saccagés par les friches. C’est une responsabilité partagée d’un certain nombre d’élus ; ils avaient les moyens de l’empêcher et ne l’ont pas fait.

La crise a aussi été marquée par l’essor rapide du commerce en ligne. Est-ce un sujet d’inquiétude pour le commerce de centre-ville ?
Cela soulève plusieurs problèmes. Tout d’abord le développement des zones logistiques. De plus, ces plateformes ont un classement d’industrie, et non pas d’entrepôt, ce qui leur confère des avantages fiscaux sur les impôts de production. C’est une autre source d’interrogation sur la cohérence de l’action de l’État. L’autre sujet, c’est la question des livraisons et, accessoirement, des déchets. On constate une augmentation considérable des cartons déposés de manière parfois sauvage dans la rue. En plus, pour les livraisons, la question du dernier kilomètre n’est pas réglée. Pour mettre en place de petites navettes électriques, il faut payer plus que pour amener un 20 tonnes devant le magasin. Tout cela coûte cher.

Quel bilan tirez-vous des aides à la transformation numérique lancées pendant la crise sanitaire, notamment pour créer des places de marché numériques ?
Les aides sont suffisantes. C’est plus une question de savoir-faire et d’implication des commerçants. Il est parfois très difficile de les mobiliser. Quand les affaires marchent pour eux, ils ont parfois du mal à mobiliser de l’argent là-dedans. Ils ne regardent pas ce que sera la situation dans un ou deux ans et ont du mal à se projeter. Dans ma ville, nous avons mis en place il y a quelques années une première plateforme baptisée « Sceaux Shopping » qui a fonctionné avec une quarantaine de commerçants sur 300. Elle est aujourd’hui un peu dépassée. Nous développons aujourd’hui développé une application mobile baptisée « Sceaux Cube », avec le soutien de la métropole du Grand Paris et de la chambre de commerce et d’industrie, plus interactive.

Avec le plan de relance, on a aussi vu le déploiement des foncières de redynamisation. Quel regard portez-vous sur cet outil ?
Chez nous, à Sceaux, nous disposons d’une SEM qui gère la moitié des logements sociaux et qui a aussi une politique d’achats de murs commerciaux, y compris en Vefa (vente d’un logement en l’état futur d’achèvement, ndlr) en rez-de-chaussée. Nous achetons presque systématiquement, c’est plus intéressant que de faire de la préemption de fonds de commerce qui coûte cher et génère de lourdes procédures. Cela crée du cash flow avec des loyers raisonnables. Avec un portefeuille important, on peut faire de la péréquation sur les loyers. La seule politique valable est d’être propriétaire des murs, c’est ce qui permet d’assurer la diversité commerciale. En tout cas c’est ce qu’on peut faire dans des villes de taille moyenne. Pour les communes plus petites, il faut recourir à des foncières, des structures spécifiques. C’est en train de se mettre en place. C’était un grand objectif d’Alain Griset (ex-ministre délégué aux PME du gouvernement Castex, ndlr), que nous soutenions. L’ingénierie de la Caisse des Dépôts et de ses filiales est cruciale dans ce dispositif. C’est une très bonne politique et je m’en félicite. On a là un outil intéressant qui est vraiment mis au service de la diversité commerciale et de l’attractivité des centres-villes.

En tant que président de l’Afccre (Association française du Conseil des communes et régions d’Europe), pouvez-vous nous dire si les fonds européens peuvent être d’un secours pour de tels projets ?
On a souvent l’habitude de penser que les fonds européens, c’est toujours pour les autres. À l’Afccre, nous expliquons en permanence que ce n’est pas vrai, que chacun peut en bénéficier. Il faut reconnaître que les administrations locales sont très peu investies là-dedans. Le transfert de la gestion de ces fonds aux régions n’a rien arrangé, elles n’accompagnent pas suffisamment les porteurs de projets. Nous sommes très en retard par rapport à d’autres pays. Résultat : des enveloppes ne sont pas consommées. La création de l’Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT) devrait pouvoir améliorer les choses, mais ce n’est toujours pas suffisant. Il n’y a pas assez de monde sur le terrain, pas assez d’équipes. Si Action cœur de ville réussit, c’est parce que le préfet Rollon Mouchel-Blaisot le dirige. En tant qu’ancien directeur de l’Association des maires de France, il connaît bien les maires et sait leur parler. C’est un gage de réussite. En Allemagne, tout est beaucoup plus simple, les gens se mobilisent localement, il n’est pas nécessaire d’avoir des protocoles compliqués. Chez nous, l’État veut tout contrôler. Or, il y a de nombreux domaines dans lesquels il ne sait pas faire. On perd beaucoup d’argent et d’énergie. C’est un défaut français, nous en souffrons énormément.

Entretien à retrouver sur Banque des territoires.