Quel modèle de société voulons-nous ?
Le service public, c’est le patrimoine de ceux qui n’en ont pas. Le choix français de faire assurer les fonctions collectives par le service public, à la sortie de la Seconde Guerre mondiale, a été un choix de société fondateur, à la base de notre modèle social. A l’Etat d’assurer un filet de sécurité et un accès gratuit à des fonctions d’intérêt général. Et aux Français d’apporter leur engagement, leur force collective, leur capacité d’innovation pour la réussite de notre pays. Les services publics, garants de l’égalité réelle et du respect des valeurs républicaines, jouent un rôle de redistribution sociale et territoriale, dont une société fragile, comme la nôtre actuellement, a plus que jamais besoin.
Ce contrat social a permis, autant que possible, de « limiter la casse », en particulier après des années de désindustrialisation puis la crise économique de 2008. Il a assuré à ceux qui en avaient besoin une aide essentielle et aux autres la sérénité de ne pas tout perdre du jour au lendemain. De ce point de vue, la comparaison avec d’autres pays proches de nous et cités parfois en exemple vaut réflexion.
En France, la fonction publique réussit. Surtout au regard des réalités des conditions de travail et des faiblesses de l’organisation dans les écoles, les hôpitaux, les commissariats, les palais de justice, les crèches, les équipements culturels et sportifs, les administrations territoriales… Loin des caricatures, les agents des services publics œuvrent très majoritairement avec dévouement et compétence au service des Français.
La suppression de 500 000 fonctionnaires ne serait pas neutre. A minima, cela nécessiterait de repenser profondément l’organisation et les missions des services publics, ce dont la haute fonction publique et les élus nationaux se sont révélés incapables jusqu’alors. Moins d’enseignants, sachant que les classes sont déjà surchargées ? Moins de personnels soignants, alors qu’ils manquent déjà dans les villes ou en milieu rural ? Moins de policiers et de juges, dans le contexte sécuritaire actuel ? Moins de fonctionnaires territoriaux, malgré des charges accrues qui pèsent sur les collectivités et la désertification qui menace des pans entiers du territoire national ? Au moins pire, elle acterait une délégation au privé de ces fonctions collectives de base, qu’il faudrait de toute façon financer (et sans doute plus chèrement). A défaut, elle signifierait une privatisation pure et simple, et une inévitable et impitoyable sélection par l’argent. Cela ne pourrait qu’affaiblir davantage encore les plus fragiles : ceux qui n’ont pas les moyens de payer une école privée à leur enfant ou de se rendre en clinique pour se faire soigner. La France basculerait alors dans un tout autre modèle de société.
Il est certain que l’organisation de nos services publics et de notre fonction publique doit continuer à évoluer. Elle le fait depuis toujours, en essayant de s’adapter à l’évolution des méthodes et des outils disponibles d’une part, des véritables besoins des Français d’autre part. Mais elle le fait avec retard, car insuffisamment réactive et, surtout, mal « managée » par une haute fonction publique mal formée et « mono-culturelle », bien plus à l’aise dans la conceptualisation de la norme que dans la gestion pragmatique des ressources humaines. C’est là qu’il faut progresser, avec la préoccupation constante du dialogue social, comme l’a montré la mission que j’ai menée en 2016 sur « le temps de travail des fonctionnaires ». Comme il faut travailler d’arrache-pied pour que certains de nos territoires ne subissent pas le déclassement que leur promet des démarches purement technocratiques imposées d’en haut et sans aucune considération pour l’humain. Il n’en reste pas moins vrai que la suppression pure et simple de centaines de milliers de postes de fonctionnaires serait une erreur stratégique pour l’avenir de notre pays. Et nous voyons bien déjà comment cette question cristallise à droite depuis une semaine.
La primaire de la droite et du centre a remis le choix programmatique au centre du jeu. Le débat politique en sort grandi. Nous nous en félicitons. Mais une élection présidentielle se gagne, elle, en rassemblant une majorité de Français. Face à une gauche divisée et à l’éventualité d’une victoire du Front National, la responsabilité du prochain candidat de la droite et du centre sera immense. Le redressement national ne pourra réussir sans pragmatisme, consensus, dialogue et rassemblement. Il convient donc de ne pas négliger l’attachement d’une grande majorité de Français– et notamment au centre et à gauche – à un modèle de société qui, malgré ses défauts, a su jusqu’alors éviter le pire.