« La décentralisation a gagné en sophistication administrative ce qu’elle a perdu en intensité politique. »
Article des Pouvoirs Locaux paru en novembre 2025
Entretien avec Philippe Laurent, maire de Sceaux, conseiller régional d’Île-de-France, président du Conseil supérieur de la fonction publique territoriale, vice-président de l’Association des maires de France.
Aujourd’hui, l’efficacité de la plupart des politiques publiques dépend plus que jamais des collectivités territoriales et de leur articulation avec l’État et ses agences. Pourtant, le dialogue budgétaire demeure tendu, la fonction publique territoriale avance sans véritable cap clair, et la répartition des compétences semble figée, un an après les rapports Woerth et Ravignon. Sur fond de déséquilibres majeurs des finances publiques, les marges de manœuvre locales paraissent réduites alors même que leur responsabilité s’accroît. Les contributions réunies ici — qui font écho à la rencontre débat du Cercle de la Réforme de l’État en
juillet 2025 avec et autour de Philipe Laurent — explorent les causes de ces blocages et les leviers possibles d’une nouvelle gouvernance publique. Elles invitent à repenser es relations entre l’État et les collectivités, à restaurer la confiance, à moderniser la fonction publique territoriale et à redonner du souffle à la décentralisation.
Pouvoirs Locaux : La décentralisation a été présentée comme une réforme majeure de la Ve République. Quarante ans après, quel regard portez-vous sur son évolution ?
Philippe Laurent : La décentralisation, telle qu’elle a été conçue au début des années 1980, portait une ambition profondément politique et philosophique. Elle traduisait une volonté de rapprocher le pouvoir de décision du citoyen et de reconnaître aux collectivités locales une véritable capacité d’initiative. L’idée était de substituer à une centralisation verticale une forme de responsabilité partagée, fondée sur la confiance dans l’action locale et sur la conviction que l’intérêt général pouvait être porté à plusieurs échelles.
Mais très vite, cette vision s’est transformée. Le projet politique a laissé place à une logique de gestion. On est passé d’une réforme démocratique à un dispositif administratif. Les premiers transferts de compétences se sont accompagnés d’un enchevêtrement de normes, d’une complexification des circuits décisionnels et d’un contrôle toujours plus étroit de l’État. Ce qui devait libérer l’action locale l’a au contraire enfermée dans une architecture institutionnelle de plus en plus illisible.
Aujourd’hui, la décentralisation française ressemble à une construction inachevée. Elle a produit des effets incontestables – une proximité accrue, une capacité d’action territoriale renforcée – mais elle demeure prisonnière d’un excès de règles et d’un déficit de clarté. En voulant « mieux organiser », on a parfois désorganisé ; en prétendant donner plus de liberté, on a surtout multiplié les contraintes. Le résultat, c’est une forme de désillusion chez nombre d’élus locaux, pour qui cette grande réforme démocratique a perdu une partie de son souffle fondateur.
Pouvoirs Locaux : Vous évoquez une dérive administrative de la décentralisation. A-t-elle, selon vous, perdu sa dimension politique ?
Philippe Laurent : La décentralisation s’est technicisée à mesure qu’elle s’éloignait de sa raison d’être politique. Au lieu de demeurer un levier de transformation démocratique, elle s’est réduite à une affaire de normes, de procédures et de finances. Ce déplacement du politique vers le technique est au cœur du malaise actuel.
La haute administration a joué un rôle central dans ce glissement. Elle n’a jamais véritablement accepté de partager le pouvoir avec les élus locaux. Les transferts de compétences se sont faits sous haute surveillance : multiplication des contrôles, encadrement normatif rigide, complexité des circuits de financement. C’est une forme de « résistance douce » – pas déclarée, mais constante – par laquelle l’appareil d’État a maintenu son emprise sur la conduite des politiques publiques locales.
En conséquence, la décentralisation n’a pas produit la respiration démocratique attendue. Les élus locaux, au lieu d’être les acteurs d’une démocratie de proximité, sont souvent devenus des gestionnaires de dispositifs imposés. La haute administration a conservé la main sur l’essentiel, notamment la définition des normes et la répartition des moyens. Ce faisant, elle a transformé une réforme politique en un système administratif sophistiqué, mais paradoxalement étouffant.
Il faut comprendre que cette perte de substance politique n’est pas seulement une question institutionnelle : elle a des effets directs sur la vitalité démocratique. Quand les élus locaux passent plus de temps à déchiffrer la réglementation qu’à construire des projets, c’est toute la démocratie locale qui se fige. La décentralisation a gagné en sophistication administrative ce qu’elle a perdu en intensité politique.
Pouvoirs Locaux : La France reste marquée par une culture centralisatrice. Pourquoi ce centralisme demeure-t-il si puissant ?
Philippe Laurent : C’est une question de culture administrative autant que de représentation du pouvoir. La France s’est construite autour d’un État fort, protecteur, organisateur, qui s’est toujours pensé comme le seul dépositaire de l’intérêt général. Cette conception, héritée de l’histoire monarchique puis jacobine, a profondément façonné la haute administration : celle-ci se considère encore comme l’architecte unique du pays.
Dans le domaine de la décentralisation, cette culture se traduit par une méfiance structurelle vis-à-vis des collectivités locales. On parle de partage des compétences, mais il s’agit en réalité d’une délégation sous contrôle. La haute administration accepte de transférer certaines responsabilités, mais elle garde la main sur les leviers essentiels : la norme, la ressource et la décision stratégique. Ce n’est pas une opposition frontale, mais une forme de résistance continue, discrète, parfois inconsciente.
Ce centralisme persiste parce qu’il repose sur une croyance : celle que l’unité de la République ne peut être garantie que par la verticalité de l’État. Or, cette vision est aujourd’hui dépassée. L’unité ne s’oppose pas à la diversité ; elle peut s’en nourrir. Les collectivités, loin d’affaiblir la cohésion nationale, la renforcent lorsqu’on leur fait confiance pour adapter les politiques publiques aux réalités locales. Pourtant, tant que prévaudra cette culture de la défiance et du contrôle, la décentralisation restera inachevée : l’État dira qu’il veut décentraliser, mais continuera de tout encadrer.
Pouvoirs Locaux : Après quarante ans de réformes, quel bilan dressez-vous ? Peut-on dire que la décentralisation est un succès inachevé ?
Philippe Laurent : La décentralisation a incontestablement transformé la vie publique française. Les collectivités territoriales gèrent aujourd’hui une part considérable de l’action publique : les écoles, les transports, la culture, le développement économique. Dans les faits, l’État n’aurait plus les moyens d’assumer seul ces missions. À cet égard, on peut parler de réussite : la France a su créer un échelon local solide et compétent.
Mais cette réussite est partielle, car elle repose sur une architecture institutionnelle brouillée. Chaque réforme a ajouté un étage, modifié un périmètre, créé de nouvelles structures sans jamais simplifier l’ensemble. On a donc un édifice complexe, instable, parfois contradictoire : un système où les compétences se chevauchent, où les financements se croisent, où les élus passent plus de temps à négocier des règles qu’à exercer leurs responsabilités. C’est ce que j’appelle le « brouillard institutionnel ».
Ce brouillard a des effets concrets : il rend l’action publique lente, difficile à lire, et parfois décourageante. Les élus locaux, confrontés à une inflation normative et à une instabilité permanente, ont le sentiment d’être responsables de tout mais maîtres de rien. Cette situation nourrit un malaise démocratique : elle entretient la confusion dans l’esprit des citoyens, qui ne savent plus à quel niveau s’adresser, et elle fragilise la confiance dans l’efficacité de la décision publique.
Au fond, la décentralisation française a réussi sur le plan fonctionnel, mais échoué sur le plan symbolique. Elle a changé la gestion, mais pas la philosophie du pouvoir. Elle a donné des moyens sans donner toute la liberté. Pour que cette réforme devienne un véritable projet de société, il faut désormais lui redonner du sens : clarifier les compétences, simplifier les structures, mais surtout reconnaître la légitimité politique pleine et entière des collectivités territoriales.
Pouvoirs Locaux : Quels sont les effets concrets de cette complexité institutionnelle pour les élus locaux ?
Philippe Laurent : Le premier effet, et sans doute le plus déstabilisant, c’est l’incertitude permanente. Les élus passent une part considérable de leur temps à tenter de comprendre les normes, à vérifier la conformité de leurs actes, à consulter les services de l’État pour savoir ce qu’ils ont — ou non — le droit de faire. Cette incertitude ralentit considérablement l’action publique : au lieu de décider, on attend ; au lieu d’innover, on vérifie.
Le deuxième effet, c’est la dilution des responsabilités. Dans un système où les compétences sont partagées, croisées, ou conditionnées par des financements multiples, il devient très difficile pour le citoyen de savoir qui fait quoi. Cette confusion nourrit la défiance : lorsque tout le monde est responsable, plus personne ne l’est vraiment. Elle affaiblit aussi la lisibilité démocratique : les collectivités deviennent invisibles dans un paysage institutionnel brouillé.
Enfin, il y a un effet humain, psychologique. Beaucoup d’élus locaux expriment un sentiment d’étouffement, voire d’impuissance. Ils doivent répondre à des attentes sociales immenses, mais dans un cadre normatif qui restreint leur marge de manœuvre. Ils sont à la fois sommés d’agir et empêchés d’initiative. Cette tension constante épuise les vocations : les élus expérimentés quittent la vie publique, les nouveaux hésitent à s’y engager. Ce n’est pas seulement un problème de gouvernance ; c’est une crise démocratique silencieuse.
Pouvoirs Locaux : Cette crise nourrit-elle une forme de défiance entre l’État et les collectivités ?
Philippe Laurent : Une défiance structurelle s’est installée, et elle mine le rapport entre les deux niveaux de pouvoir. L’État continue de considérer les collectivités comme des gestionnaires subordonnés, des relais chargés d’appliquer des décisions conçues ailleurs. Les élus locaux, eux, se vivent comme des responsables politiques à part entière, dotés de la légitimité du suffrage universel. Ce décalage alimente une frustration profonde : ils se sentent surveillés, contrôlés, parfois suspectés d’incompétence ou d’irresponsabilité.
Cette relation asymétrique a des conséquences très concrètes. Les maires, par exemple, sont en première ligne sur tous les sujets — sécurité, urbanisme, écoles, transition écologique — mais lorsqu’ils veulent agir, ils se heurtent à un carcan réglementaire imposé d’en haut. Ils ont le sentiment d’être responsables sans pouvoir, jugés sans moyens. Cela crée une lassitude qui va bien au-delà du simple mécontentement : c’est une forme de découragement démocratique.
La confiance, pourtant, est la clé de toute réforme réussie. Or, nous avons fait l’inverse : nous avons institutionnalisé la suspicion. Au lieu de construire un partenariat fondé sur la reconnaissance mutuelle, nous avons multiplié les dispositifs de contrôle. Le résultat, c’est un système où la parole publique locale est fragilisée, où les élus se sentent infantilisés, et où les citoyens eux-mêmes finissent par douter de la capacité de leurs représentants à décider.
Ce que nous vivons aujourd’hui, c’est moins une crise de la décentralisation qu’une crise de la reconnaissance : celle des collectivités par l’État, mais aussi celle du politique par l’administratif. Si nous voulons rétablir une relation apaisée, il faut cesser de confondre supervision et tutelle, coordination et emprise. Redonner confiance aux élus locaux, ce n’est pas un geste symbolique : c’est une condition de survie de la démocratie de proximité.
Pouvoirs Locaux : L’autonomie financière est souvent présentée comme la clé de voûte de la décentralisation. Partagez-vous cette analyse ?
Philippe Laurent : L’autonomie financière conditionne tout le reste : sans liberté budgétaire, il ne peut y avoir ni autonomie politique ni responsabilité réelle. Or, en France, nous avons assisté depuis une vingtaine d’années à une recentralisation fiscale progressive. La suppression de la taxe professionnelle, puis celle de la taxe d’habitation, ont privé les collectivités de leviers essentiels.
Désormais, les budgets locaux dépendent largement de dotations ou de transferts décidés unilatéralement par l’État. Cette situation crée une dépendance structurelle et une incertitude permanente : comment planifier une politique d’investissement ou un projet de territoire quand les ressources dépendent de décisions extérieures ? C’est comme si un maire devait bâtir son budget chaque année en attendant le verdict d’une autorité supérieure.
Cette perte d’autonomie a un effet délétère sur la gouvernance locale. D’un côté, les élus restent comptables devant leurs citoyens ; de l’autre, ils n’ont plus la main sur leurs recettes. Ils sont responsables sans être libres, redevables sans pouvoir véritablement choisir. Le résultat, c’est une frustration démocratique profonde. L’autonomie financière n’est pas une question technique : c’est la traduction concrète du principe de responsabilité. Lorsque ce lien est rompu, c’est toute la logique de la décentralisation qui vacille.
Pouvoirs Locaux : Comment concilier cette autonomie financière avec la solidarité entre territoires ?
Philippe Laurent : La solidarité est évidemment indispensable mais il faut distinguer solidarité et uniformité. L’État peut – et doit – corriger les déséquilibres, sans pour autant confisquer la liberté fiscale de tous.
Aujourd’hui, les mécanismes de péréquation existent, mais ils sont d’une complexité telle qu’ils en deviennent opaques. Peu d’élus comprennent réellement les formules de calcul qui déterminent ce qu’ils versent ou reçoivent. Cette opacité nourrit la méfiance : certains ont le sentiment de payer trop, d’autres de ne pas recevoir assez. Une véritable solidarité nationale devrait être lisible, prévisible et stable.
Il serait possible d’imaginer un système plus clair : laisser aux collectivités une part d’autonomie fiscale sur des bases solides – par exemple un impôt local réformé – tout en maintenant des mécanismes simples de redistribution pour soutenir les territoires les plus fragiles. Ce serait à la fois plus juste et plus efficace.
La centralisation fiscale actuelle, sous couvert d’égalité, crée en réalité une dépendance généralisée. Elle nie la capacité des élus locaux à gérer leurs ressources avec responsabilité. Je crois profondément que les maires, présidents de département ou de région ont le sens de l’intérêt général. Ce qui leur manque, ce n’est pas la rigueur, mais la liberté d’action. Redonner cette liberté, tout en garantissant la solidarité, voilà l’équilibre à retrouver.
Pouvoirs Locaux : Vous évoquez souvent les blocages structurels qui empêchent la décentralisation d’aller au bout d’elle-même. Quels sont, selon vous, les principaux freins ?
Philippe Laurent : Il y a d’abord un frein culturel. La France demeure profondément marquée par une tradition centralisatrice. Cette culture du pouvoir vertical est si ancienne qu’elle imprègne nos institutions, notre langage administratif et même notre imaginaire collectif. La haute administration continue de se penser comme la garante exclusive de l’intérêt général, comme si les élus locaux n’en étaient que les dépositaires secondaires. C’est un réflexe profondément enraciné : l’État, dans sa structure même, a du mal à partager.
Ensuite, le frein est institutionnel. Les réformes successives ont produit un empilement de dispositifs qui se superposent sans se coordonner. On a créé des intercommunalités, des métropoles, des régions redessinées, des agences, des syndicats mixtes… mais sans jamais remettre à plat l’ensemble. Résultat : une organisation territoriale illisible, où les frontières de compétence sont mouvantes et où les élus doivent sans cesse naviguer dans un labyrinthe juridique et financier. Cette complexité n’est pas le fruit du hasard : elle est la traduction concrète de la peur de lâcher prise.
Enfin, il y a un frein politique. La décentralisation n’est plus portée comme un grand récit collectif. Dans les années 1980, elle incarnait un projet démocratique ; aujourd’hui, elle est gérée comme un dossier technique, un champ administratif parmi d’autres. Les gouvernements successifs s’en sont saisis de manière pragmatique, sans vision d’ensemble. Or une décentralisation sans projet, c’est une mécanique sans âme. On réorganise, on ajuste, mais on ne transforme pas.
Ces trois freins — culturel, institutionnel et politique — s’alimentent mutuellement : la culture du contrôle nourrit la complexité institutionnelle, laquelle décourage l’audace politique. Si l’on veut sortir de cette inertie, il faut briser ce cercle. Cela suppose du courage, mais aussi une révolution mentale : admettre que l’intérêt général peut être produit localement, et non exclusivement depuis les bureaux de la rue de Varenne ou de Bercy.
Pouvoirs Locaux : Vous parlez d’un manque de vision politique. Faut-il, selon vous, refonder la décentralisation sur des bases constitutionnelles nouvelles ?
Philippe Laurent : Oui, je le crois profondément. Tant que la décentralisation restera un assemblage de lois ordinaires, elle sera vulnérable aux alternances politiques et aux changements de majorité. La Constitution de 1958, telle qu’elle a été pensée, reste marquée par une conception centralisée du pouvoir. Elle reconnaît l’existence des collectivités territoriales, mais elle ne leur garantit ni une autonomie politique réelle ni une autonomie financière effective.
Une révision constitutionnelle est donc nécessaire. Il s’agirait de consacrer clairement la liberté d’administration des collectivités, non pas comme une simple formule juridique, mais comme un principe intangible, protégé des revirements conjoncturels. Cela impliquerait aussi de reconnaître aux collectivités la capacité d’adapter la norme nationale aux réalités locales : autrement dit, de passer d’une logique d’exécution à une logique de co-production.
Cette réforme aurait une portée symbolique majeure. Elle traduirait la reconnaissance de la maturité démocratique de nos territoires. Car, contrairement à ce que l’on entend parfois, les élus locaux n’ont pas besoin de tutelle ; ils ont besoin de règles claires et stables pour exercer leurs responsabilités. Inscrire cette autonomie dans le texte fondamental, c’est envoyer un signal fort : celui d’une République confiante, qui n’a plus peur du partage du pouvoir.
Au-delà du droit, c’est une question de vision. La décentralisation ne doit plus être perçue comme une concession faite par l’État, mais comme une recomposition du pouvoir public fondée sur la proximité et la responsabilité. La France a su, à plusieurs reprises, repenser ses institutions quand l’histoire l’exigeait. Nous sommes à nouveau à ce moment-là. Si nous voulons revitaliser notre démocratie, il faut repolitiser la décentralisation, lui redonner un horizon, et lui offrir le cadre constitutionnel qu’elle mérite.
Pouvoirs Locaux : Certains estiment que la mondialisation et l’intégration européenne limitent la portée de la décentralisation. Partagez-vous cette analyse ?
Philippe Laurent : C’est un argument que l’on entend souvent, mais il me paraît discutable. Oui, la mondialisation et l’Union européenne imposent des cadres, des règles, des contraintes budgétaires ou juridiques. Mais cela ne signifie pas que la décentralisation nationale soit devenue obsolète. Au contraire, plus les niveaux de décision se complexifient, plus la proximité devient indispensable.
Dans un monde globalisé, les collectivités sont des acteurs de premier plan. Ce sont elles qui traduisent concrètement les grandes orientations européennes en politiques locales, qui transforment les normes en actions tangibles : aménagement durable, cohésion sociale, transition énergétique, innovation territoriale. L’Europe ne remet donc pas en cause la décentralisation ; elle lui donne au contraire un horizon.
D’ailleurs, l’Union européenne reconnaît de plus en plus le rôle des territoires. Les fonds structurels, par exemple, sont souvent gérés localement. Le problème, c’est que l’État français continue de filtrer ou de centraliser une partie de ces dispositifs, là où d’autres pays européens laissent une autonomie beaucoup plus large à leurs collectivités. Si les communes, départements ou régions pouvaient accéder directement à ces ressources, leur capacité d’action serait considérablement renforcée.
Il faut voir les choses autrement : la décentralisation n’est pas un repli territorial, mais une adaptation du pouvoir à la complexité du monde. Elle permet de rapprocher la décision de la réalité, de rendre l’action publique plus agile, plus incarnée. Dans un contexte européen, elle devient même une garantie d’efficacité : l’Europe des territoires est une condition de réussite de l’Europe politique.
Pouvoirs Locaux : Vous avez souvent affirmé que la clé manquante de la décentralisation française, c’est la confiance. Pourquoi ce mot vous semble-t-il central ?
Philippe Laurent : Parce que sans confiance, rien ne fonctionne. La décentralisation française a été construite sur un malentendu : on a délégué sans délier. L’État a transféré des compétences, mais en conservant une surveillance constante, une tutelle déguisée. Le résultat, c’est un système de suspicion institutionnalisée.
La confiance, c’est d’abord reconnaître la légitimité démocratique des élus locaux. Ils ne sont pas des administrateurs périphériques de l’État : ils sont eux-mêmes les représentants de la souveraineté populaire, élus au suffrage universel. Les traiter comme de simples exécutants revient à nier ce principe fondamental.
Mais la confiance, c’est aussi un état d’esprit administratif. Tant que l’État considérera les collectivités comme des entités à contrôler plutôt qu’à accompagner, la décentralisation restera un exercice sous surveillance. Il faut inverser la logique : passer d’un droit de regard à un droit de reconnaissance.
Enfin, la confiance a une portée politique. C’est elle qui permet de libérer les énergies locales, d’encourager l’expérimentation, de favoriser l’innovation territoriale. Dans un pays où les crises se succèdent, restaurer la confiance entre les niveaux de pouvoir est un enjeu démocratique vital.
Il ne s’agit pas de renoncer à la cohérence nationale ni au principe d’unité. Mais l’unité n’a jamais signifié uniformité. La République ne sera pas fragilisée par la confiance qu’elle accorde à ses territoires ; au contraire, elle en sortira renforcée. Le véritable patriotisme républicain, aujourd’hui, consiste à admettre que l’intérêt général peut se construire à plusieurs voix.
Pouvoirs Locaux : En conclusion, diriez-vous que la décentralisation française est aujourd’hui à la croisée des chemins ?
Philippe Laurent : Nous sommes parvenus à un moment décisif. La décentralisation a changé le visage de la France, elle a renforcé la proximité démocratique et modernisé la gestion publique. Mais elle demeure dans une zone grise, entre ambition politique et gestion technique, entre autonomie proclamée et contrôle maintenu. C’est une réforme qui n’a jamais été totalement assumée.
La croisée des chemins, c’est celle où l’on doit choisir entre poursuivre l’empilement de réformes partielles ou refonder le système sur des bases claires et stables. Si nous continuons à empiler les dispositifs sans vision d’ensemble, nous alimenterons la confusion, la lassitude et la perte de sens. En revanche, si nous avons le courage de donner à la décentralisation un nouveau souffle, fondé sur la confiance, la clarté et la responsabilité, nous pourrons redonner vitalité à notre démocratie locale.
Je crois que les élus locaux et les citoyens eux-mêmes sont prêts. Les Français ne demandent pas un État affaibli, mais un État qui coopère, qui fait confiance, qui délègue intelligemment. L’efficacité publique passe aujourd’hui par la proximité : c’est au plus près du terrain que se trouvent la connaissance des besoins et la capacité d’action.
La décentralisation n’est pas un luxe institutionnel ni une simple affaire d’organisation territoriale : c’est une question de maturité démocratique. Elle interroge notre rapport au pouvoir, à la responsabilité et à la confiance. Si nous acceptons que le pouvoir se partage réellement, alors la France pourra enfin achever la grande réforme commencée en 1982. Dans le cas contraire, nous resterons dans une situation d’entre-deux, où les collectivités auront des charges sans moyens, des compétences sans libertés, et où la promesse démocratique de la décentralisation restera inaboutie.
Philippe LAURENT
Maire de Sceaux
Vice-président de l’AMF
