La Gazette des Communes – « C’était… la décentralisation ! »
Le 2 mars 1982, voici tout juste 40 ans, François Mitterrand, président de la République depuis moins d’un an, promulguait la loi « relative aux droits et libertés des communes, des départements et des régions ». Il lançait ainsi un cycle législatif exceptionnel de plusieurs dizaines de lois, aménageant une nouvelle architecture institutionnelle et administrative du pays.
Il est remarquable que cette loi « fondatrice » de ce qu’on a appelé la « décentralisation » n’ait nécessité que 6 mois à peine de débats. A cette réussite, plusieurs raisons.
D’abord, le terrain avait été bien préparé. Le Général de Gaulle lui-même s’était dit conscient d’une centralisation excessive du pays, et sa défaite lors du référendum de 1969 devait bien davantage à des calculs politiques tactiques qu’à un désaccord de fond sur le constat qu’il posait sur la société française.
Le septennat de Valéry Giscard d’Estaing, qui précédait l’arrivée au pouvoir de la gauche unie, a été marqué par plusieurs actes de décentralisation réelle : l’élaboration du rapport d’Olivier Guichard, « Vivre ensemble », remis en 1976 et dont la plupart des constats et des propositions sont encore aujourd’hui d’une actualité brûlante, la mise en place progressive du FCTVA, le vote des lois de 1979 (instauration de la dotation globale de fonctionnement, qui consacrait l’autonomie financière) et de 1980 (liberté de vote des taux des impôts locaux, qui consacrait l’autonomie fiscale), un projet de loi portant sur le « développement des responsabilités des collectivités locales » a déjà été voté par le Sénat en avril 1980, etc. En arrivant au pouvoir, la gauche disposait donc d’un corpus de réflexion très fourni, et le sujet était porteur.
Responsabiliser davantage les élus locaux
Ensuite, et surtout, la volonté politique très forte, la détermination à aboutir, exprimées alors par le trio Mitterrand-Mauroy-Defferre. C’est là sans doute le cœur du sujet. Pour eux, « changer la vie » passait aussi par « changer le fonctionnement des pouvoirs publics », rapprocher la décision du citoyen, prendre en compte la diversité du pays, responsabiliser davantage les élus locaux en leur donnant les moyens de mener leur projet politique. Ils ont fait de la décentralisation la première de leurs réformes, engagée au lendemain des élections législatives de juin 1981 provoquées par la dissolution décidée par le nouveau président de la République dès son élection.
Vingt ans plus tard, voulant engager ce qui s’est improprement appelé l’acte II de la décentralisation, Jean-Pierre Raffarin, premier ministre d’un Chirac réélu, parlait lui-même de « la mère des réformes »… autrement dit, sans évolution profonde de l’appareil institutionnel et administratif du pays, toute autre réforme semble vouée à l’échec.
Enfin, et c’est la conséquence de cette volonté politique et de cette priorité législative du nouveau pouvoir, la haute administration a été littéralement prise de court, et n’a pas eu le temps de mettre en place les dispositifs de protection de son pouvoir autonome. Ce qui ne signifie pas, naturellement, qu’elle se soit finalement ralliée à la nouvelle architecture ainsi dessinée, comme on le verra dans un instant. C’est d’ailleurs cette rapidité d’exécution législative qui a manqué à Raffarin en 2002. Celui-ci était profondément convaincu de la nécessité d’aller plus loin en matière de décentralisation – et notamment de régler ce qui ne l’avait pas été dans les années 80, à savoir la question financière et fiscale. Mais il s’est laissé embarquer dans un lourd processus de consultation tous azimuts, qui ont vidé la réforme constitutionnelle – et surtout ses lois d’application – de toute force politique.
Montée en compétences des cadres et agents territoriaux
D’aucuns, toujours en activité politique aujourd’hui et réclamant « plus de décentralisation » sans jamais dire comment, ont d’ailleurs été alors à la manoeuvre pour faire échouer l’acte II, sous la pression de la haute administration de leurs ministères.
Pendant une vingtaine d’années, jusqu’au vote, sous le gouvernement Jospin, de la loi Chevènement de 1999 sur l’intercommunalité – excellente loi qui, de mon point de vue, est le véritable acte II de la décentralisation -, les choses ont semblé se dérouler comme voulu par le pouvoir de 1981. Après un instant de sidération, les préfets ont accepté leur nouveau rôle et ont construit de nouvelles relations avec les exécutifs locaux. Ceux-ci ont pris à bras le corps leurs nouvelles responsabilités.
La fonction publique territoriale s’est organisée et a fait monter en compétences de façon remarquable les cadres et les agents des collectivités locales. Le niveau et la qualité des services publics de proximité se sont considérablement développés. Les infrastructures de transports urbains et les équipements publics ont rendu les agglomérations plus attractives. Bref, la décentralisation a globalement rempli ses promesses, même si aucune évaluation sérieuse n’a jamais été faite – faute là encore de volonté politique de l’Etat, mais aussi des élus eux-mêmes ! – de son apport au bonheur de vivre des Français.
Grignotage de la fiscalité directe locale
Pour autant, à condition de bien tendre l’oreille, on pouvait percevoir une petite musique lancinante venant de la rue de Rivoli, puis de Bercy. Dès 1982, l’année même de la loi de décentralisation, un collectif budgétaire présenté par Laurent Fabius décidait d’exonérations – naturellement « compensées » – de taxe d’habitation et de taxe professionnelle. Dès lors, chaque année, et parfois de manière spectaculaire, comme par exemple en 1999, en 2000, en 2010 ou en 2018, les lois de Finances comportent leur part de grignotage de la fiscalité directe locale.
En réalité, la partie la plus puissante de la haute administration n’ayant pu empêcher le choix politique de la décentralisation des années 80, a en permanence cherché à la mettre sous contrôle par une dépendance progressive des collectivités locales sur le plan financier. Ce qu’il faut comprendre, c’est que ce comportement lui a été dicté par l’intime conviction de chacun de ses membres d’être les seuls légitimes à incarner l’intérêt général du pays : c’est en cela qu’il s’agit d’une question de culture et non de pouvoir, bien plus complexe à faire évoluer.
L’offensive de Bercy
Le vrai basculement s’est opéré au milieu des années 2000, face à la montée de la crise des finances publiques, exacerbée en 2008. Les exécutifs locaux ont alors été accusés, à tort, d’être responsables des difficultés de l’Etat, qui avait lui-même vidé la fiscalité locale d’une bonne partie de sa substance et reprochait au secteur local les conséquences de ses propres décisions. Bercy est donc passé violemment à l’offensive. Et, contrairement aux années qui ont suivi les lois Defferre, n’a pas rencontré la même résistance politique.
Beaucoup d’élus étaient finalement devenus gestionnaires et n’avaient pas le passé et l’expérience politique des « fondateurs ». La décentralisation est devenue d’abord une question d’organisation administrative du pays, une affaire d’essence réglementaire. Les élus locaux sont peu à peu devenus des sous-traitants de l’administration d’Etat, et leur budget, des budgets annexes de celui de l’Etat. Le vrai pouvoir devait rester à la haute administration, dont bon nombre d’élus nationaux étaient parallèlement devenus des serviteurs.
L’esprit des lois Defferre a été une parenthèse de la culture politique du pays, période non évaluée on l’a dit. Les choses ne changeront plus. Dans cette campagne présidentielle, personne, d’ailleurs, ne le souhaite réellement, chacune et chacun étant préoccupé de s’emparer d’un pouvoir qui semble absolu.
Ni souffle, ni ardeur
Personne ne propose de faire de la diffusion des responsabilités publiques – qui incluent la capacité à décider, à assumer les conséquences de ses décisions, et enfin la responsabilité fiscale – le socle d’un projet de société. Personne n’envisage un tel bouleversement, que celui qui amènerait la haute administration d’Etat à remettre en question sa culture. Personne, finalement, ne semble capable de redonner souffle et ardeur au service public, dont le besoin se fait pourtant tellement sentir partout dans notre pays.
Regardons le monde autour de nous : les pays qui s’en sortent le mieux en termes de bonheur de leur peuple, ce sont les pays démocratiques et fortement décentralisés, ceux qui ont su mobiliser et utiliser au mieux les compétences et l’engagement de chacun pour construire de l’intelligence collective. Notre pays n’en fait pas partie. Sa culture, son histoire, son système institutionnel dépassé, la domination d’une caste à la culture unique, n’ont jamais pu admettre – sauf exception – que la décentralisation était d’abord un choix politique, le socle d’un vrai et solide projet de société. Comme disait Raffarin, la « mère des réformes ».
Tribune à retrouver sur La Gazette des Communes.