Péréquation, j’entends ton nom !
Article publié dans la revue Pouvoirs Locaux, en novembre 2004
Tout le monde, à gauche et à droite, dans les associations d’élus comme au gouvernement, est favorable à une « plus grande péréquation ». Le mot est lâché. Il est devenu en quelques années l’un de ces mots que l’on n’a même plus besoin d’expliquer, car chacun est censé le comprendre. Emettre le moindre doute, poser la moindre question, c’est immédiatement encourir les pires accusations : contre le rural, contre les villes pauvres, contre les petites communautés de communes, contre l’égalité, contre le service public, etc. Et cette intolérance s’est intensifiée depuis qu’il a pris l’étrange idée à nos gouvernants de hisser ce mot somme toute récent et très technique au rang de principe constitutionnel, comme s’il suffisait de cela pour que tout soit réglé.
Pourtant, tout observateur de la chose financière locale sait bien qu’il existe en réalité pratiquement autant de définitions du mot « péréquation » que d’élus, chacun d’entre eux estimant toujours que sa collectivité doit être bénéficiaire d’au moins l’un des multiples systèmes de redistribution mis en place au fil du dernier quart de siècle, particulièrement fécond en la matière. Le débat constitutionnel lui-même n’apporta strictement rien, sinon la confirmation du caractère incontournable de la « péréquation ». Pire même, la pauvreté des échanges montra combien le débat était en fait auto-verrouillé, aucun parlementaire ne voulant exprimer la moindre interrogation quant à ce que pouvait réellement signifier ce qu’il allait voter.
La difficulté d’une définition précise
Les objectifs de la péréquation financière locale ont, de fait, évolué au cours du temps, et c’est probablement la raison pour laquelle il semble si difficile d’en donner une définition précise qui convienne à tous. S’en tenir à vouloir « égaliser » les situations, comme le suggère l’étymologie du mot (du verbe latin peroequare, égaliser) conduit à penser la péréquation dans une approche strictement comptable. On sait d’ailleurs à quelle « usine à gaz » en définitive non maîtrisable cette interprétation arithmétique de la péréquation a conduit depuis plus de vingt ans, surtout lorsque le législateur a voulu que soient pris en compte des critères de charges élaborés au niveau national et censés rendre compte de la diversité des situations de quelques 50 000 collectivités et établissements publics locaux !
Le caractère trop automatique d’une telle péréquation laisse par ailleurs de côté le développement de la responsabilisation des acteurs locaux inscrit dans le processus de décentralisation qui se poursuit. En effet, pourquoi donc conduire une politique de développement économique, qui permet l’augmentation des ressources fiscales locales au détriment parfois du cadre de vie auquel sont attachés les habitants et les électeurs, si ces ressources supplémentaires sont immédiatement préemptées pour une bonne part afin d’être reversées aux collectivités qui n’auront pas consenti cet effort et n’en subiront donc pas les conséquences ? On voit là, avec le professeur Michel Bouvier, combien « la péréquation entendue strictement comme le moyen de compenser des inégalités … est source de dépendance et donc en contradiction avec le principe d’autonomie de gestion, voire même de décision, qui est reconnu par ailleurs »[1]. C’est bien là que le bât blesse de plus en plus : comment concilier l’affirmation d’une volonté que chacun soit traité de la même manière (la fameuse « égalité du citoyen ») avec le principe hautement revendiqué d’une autonomie de plus en plus large accordée aux échelons décentralisés ? Certes, de ce dernier point de vue, la supercherie du débat sur l’autonomie financière (ou fiscale ?) de l’année 2004 et la fameuse définition scandaleusement déviante des « ressources propres », à l’occasion de laquelle certains parlementaires ont véritablement « mangé leur chapeau », vient relativiser la volonté réelle de développer les pouvoirs locaux. Il n’en demeure pas moins qu’il y a là une réelle contradiction que les débats tronqués sur la loi constitutionnelle n’ont pas permis de soulever, encore moins de régler.
La péréquation financière locale fonctionne aujourd’hui, pour l’essentiel, d’une façon purement arithmétique qui s’attaque aux symptômes, comme le font par exemple le système de la DGF ou celui du fonds de solidarité des communes d’Ile-de-France. Elle doit maintenant inverser la démarche, et faire en sorte que les collectivités les plus défavorisées – encore faut-il s’entendre sur la définition d’une « collectivité défavorisée » … – puissent se donner les capacités d’offrir à terme des services de même qualité que les autres collectivités à leurs administrés, ceci par leurs propres moyens et sans dépendre de la « manne » venue d’ailleurs. C’est la seule façon de préserver à la fois le principe d’autonomie et d’atteindre l’objectif ultime de la péréquation, à savoir faire en sorte que chaque collectivité ait les moyens de rendre un niveau minimal de service public local quelque soit le point du territoire considéré.
Deux types de mécanismes doivent, pour ce faire, être mis en place parallèlement. Le premier sera du type de celui que nous connaissons aujourd’hui avec le mécanisme de la DGF. Le second prendra en compte les politiques nationales ou locales d’aménagement du territoire.
La nécessité d’un mécanisme national homogène
Le premier mécanisme, organisé nécessairement par l’Etat et fixé par la loi, répond au souhait très précis, exprimé à de multiples occasions, que chaque collectivité, y compris la plus petite des communes, reçoive une dotation de fonctionnement du niveau national. Les maires, et notamment les maires ruraux, voient dans cette dotation d’Etat d’une part la reconnaissance du rôle qu’ils jouent en tant que représentant de l’Etat sur leur territoire communal – rôle particulier au système français -, d’autre part une forme de protection de l’existence même de la commune face à une dynamique intercommunale qu’ils ont certes voulu pour la plupart, dont ils ont une claire conscience du caractère indispensable, mais dont ils craignent parfois qu’elle n’entraîne une disparition de la commune dont personne ne veut. Ce besoin d’une relation directe avec l’Etat est extrêmement fort chez les maires, et c’est la raison pour laquelle la proposition d’une « DGF territoriale », même assortie de toutes les précautions imaginables, n’a pas été très bien accueillie.
Ce mécanisme à caractère national doit être simple pour être compris, et donc pour être considéré comme juste. En effet, la péréquation effectuée à partir des dotations d’Etat doit rester équitable et s’appuyer sur des critères non contestables dans la forme. Il ne peut donc s’agir que d’éléments calculés pour tous de la même manière – même si le critère peut être contesté lui-même, comme par exemple l’est le potentiel financier -, sans appréciation particulière, ce qui entraîne que, pour l’essentiel, cette forme de péréquation nationale et homogène ne peut s’appuyer que sur les niveaux de ressources mobilisables et non sur les charges, dont une mesure homogène est infiniment plus complexe.
Un autre critère pourrait être introduit, qui reflète assez bien, me semble-t-il, la capacité contributive des habitants d’un territoire, celui des revenus globaux de la population, transferts compris. Ce critère est à l’évidence nettement plus représentatif de la « richesse » d’un territoire que l’actuel potentiel fiscal ou que le futur « potentiel financier », puisqu’il prend en compte la part de leurs revenus que les habitants peuvent consacrer au financement des services publics locaux. Il serait d’autant plus pertinent si, comme je le propose par ailleurs, était donnée aux départements ou aux régions la possibilité de taxer le revenu par le biais d’une cotisation additionnelle à la CSG par exemple. Ajoutons d’ailleurs que l’obsolescence désormais avérée des valeurs locatives foncières, par suite du refus électoraliste du législateur à vouloir mettre en œuvre la loi de révision pourtant prête, achève définitivement de discréditer la notion de potentiel fiscal ou financier.
La prise en compte, à ce niveau national, de critères de charges n’apparaît en revanche que très peu pertinente. En effet, il est très difficile de définir pour l’ensemble du territoire national des critères simples et compréhensibles qui n’entraînent pas d’effets d’aubaine, voire même parfois opposés à l’effet initialement recherché. Un exemple : le nombre de logements sociaux. Est-il réellement prouvé qu’un nombre important de logements sociaux sur un territoire communal soit un facteur de progression importante de la dépense publique locale, et notamment pour la commune ? Et que dire du décompte desdits logements, qui ne prend pas en considération les copropriétés dégradées où se trouvent souvent les familles les plus nécessiteuses ? Et n’est-ce pas le département qui a en charge les dépenses d’aide sociale et d’aide à l’enfance ? C’est la raison pour laquelle le mécanisme national doit s’en tenir à des critères physiques objectifs, éventuellement corrigés par un critère portant sur la capacité contributive des habitants. Les autres caractéristiques particulières de la collectivité pourront être prises en compte dans le second type de mécanisme. Autrement dit, la péréquation par la DGF doit plutôt tendre à homogénéiser le niveau des ressources, la prise en compte des charges particulières faisant l’objet de politiques publiques mieux ciblées.
En ce sens, la réforme initiée par la loi de finances pour 2005, issue pour partie des travaux du comité des finances locales, va certes dans le bon sens, mais reste en retrait par rapport à la simplification souhaitable. S’il prévoit effectivement de donner, à terme, une plus grande importance aux notions de base de population et de superficie, il n’a pu éviter de succomber, lors de la discussion parlementaire, au clientélisme si classique en matière de finances locales : ainsi, les communes de montagne ont obtenu que soit doublé le kilométrage de la voirie dans le calcul de la dotation de baes leur revenant ! Par ailleurs, la nouvelle « usine à gaz » de la DSU va complètement à l’encontre de la volonté de simplification et de lisibilité pourtant clairement exprimée lors de l’annonce de la réforme de la DGF. Mélangeant les genres, elle introduit une dose d’arbitraire dans un mécanisme qui devrait rester neutre et objectif. La majoration de la DSU ira en effet en priorité aux communes disposant d’une ZFU ou d’une ZUS, dont les créations et les suppressions sont de fait décidée par l’Etat. Un tiers de ces communes dispose déjà d’une situation financière plus favorable que celle de leur strate, avec un potentiel fiscal et une capacité d’autofinancement supérieurs à la moyenne. Qu’elles soient aidées dans le cadre de la politique de la Ville, j’en suis bien évidemment d’accord. Mais que ceci soit financé par un prélèvement sur la DGF de l’ensemble des communes traduit à l’évidence un nouveau transfert de charges non compensé de l’Etat vers les communes, celles-ci étant désormais tenues de financer la politique de la Ville. La grande majorité des communes de France seront perdantes à ce véritable tour de passe-passe que personne, parmi les élus nationaux n’a osé dénoncer par crainte du « politiquement incorrect ».
La péréquation par la contractualisation
Le second type de mécanismes sur lesquels peut s’appuyer la péréquation territoriale n’est plus, en revanche, du ressort de la loi, mais du contrat. Il est en effet très inexact, aujourd’hui déjà, de considérer le degré de péréquation financière locale au seul regard de la proportion atteinte, dans la DGF, par les deux dotations dites « péréquatrices », à savoir la DSU et la DSR. Chacun sait par exemple que la dotation d’intercommunalité a elle-même une vertu très péréquatrice entre les communautés elles-mêmes. Mais surtout, chacun, à son niveau, fait de la péréquation sans toujours même le savoir ! Les dotations de l’Etat vers les collectivités locales n’en sont pas, heureusement, la seule composante.
Ainsi, toute mutualisation de ressources sur un territoire (national, certes, mais aussi régional, départemental, intercommunal, voire communal) conduit de facto à un mécanisme local de péréquation, dans la mesure où les ressources ne sont pas dépensées à l’endroit même où elles sont générées. On comprend que, pour l’esprit cartésien français qui anime la haute administration et bon nombre de nos dirigeants politiques, obsédés du pouvoir central, cette situation ne soit pas confortable, car il est impossible de mesurer exactement au niveau national l’ampleur et les effets de ces innombrables mécanismes qui résultent de décisions politiques locales et se traduisent le plus souvent par une forme de contractualisation. Il demeure pourtant que cette péréquation existe, qu’elle est même extraordinairement vivante, et qu’elle est sans doute autrement plus efficace que la péréquation nationale par le mécanisme des dotations car elle s’appuie sur une connaissance fine des situations locales, des contraintes de chaque collectivité et de son apport à la dynamique d’ensemble du territoire à l’intérieur duquel on effectue cette péréquation. C’est donc à ce niveau local que peuvent être correctement appréciées et prises en compte les « charges » particulières de chaque collectivité, en tout cas bien mieux qu’au niveau national.
Cette péréquation « contractuelle » – complémentaire de la péréquation « légale » évoquée plus haut – est l’affaire de tous les acteurs, Etat compris. Quelques exemples. La politique de présence sur le territoire des grands services publics nationaux (La Poste, EDF, etc.) a incontestablement une influence (positive ou négative …) sur l’objectif de la péréquation, à savoir l’accès de chacun à un socle minimal de services publics et la capacité donnée à chaque collectivité d’offrir à ses habitants ce socle minimal. Les grandes politiques de l’Etat en matière de réseau de transport et d’aménagement du territoire (ou au moins ce qu’il en reste …) ont des effets péréquateurs : nul ne peut prétendre sérieusement, par exemple, que le viaduc de Millau sera sans effet sur le développement local du territoire aveyronnais, ou que le pont de Saint-Nazaire ait été neutre dans le développement du sud de la Loire-Atlantique ! Il en va de même avec la politique de la Ville, au moins lorsqu’elle était encore une politique d’Etat, avec des moyens … d’Etat. La politique des contrats de plan – dont on ignore l’avenir – a une fonction péréquatrice avérée, même si son application pose problème du fait du désengagement progressif de l’Etat impécunieux. Les transferts sociaux massifs, par exemple entre l’Ile-de-France et la province, ont un effet péréquateur, qui justifierait d’ailleurs pleinement la prise en compte proposée de la capacité contributive « transferts compris » dans le système national de la DGF. Les systèmes de subventions et de contractualisation mises en place par les régions et les départements avec les communautés et les communes visent également à un développement plus équilibré du territoire et, par là même, à une forme de péréquation. Les choix d’aménagement et d’implantation des services public locaux ou de reversement de dotation de solidarité communautaire au sein d’une communauté relèvent aussi de la péréquation : ainsi, les dotations de solidarité communautaire (DSC) conduisent à redistribuer en moyenne, par habitant, un montant de l’ordre de 35 €, soit bien davantage que la DSU ou la DSR. C’est pour cette raison qu’avec d’autres j’ai milité – sans obtenir entièrement gain de cause – pour que la DSC ne soit plus retranchée du numérateur du fameux coefficient d’intégration fiscale afin d’éviter de pénaliser les communautés qui mettaient en œuvre des mécanismes locaux – donc a priori mieux adaptés aux circonstances locales – de péréquation.
La péréquation par la contractualisation est le complément indispensable de la péréquation législative. Elle est la condition de la préservation de l’autonomie de gestion, voire de décision, des assemblées locales et permet de concilier cette autonomie concertée avec l’aspiration à un développement équilibré du territoire. Pour fonctionner de manière efficace, elle suppose que l’Etat ne cherche pas à la mettre sous contrôle en considérant qu’il est le seul garant de l’intérêt général d’une part, et que la nation fasse confiance à ses assemblées locales d’autre part, en leur permettant de mener de véritables politiques publiques locales, et pas seulement de gérer des dossiers pour le compte d’un Etat seul gardien de la norme. C’est donc bien d’une vraie philosophie de l’action locale dont il s’agit, et non d’un mécanisme technique visant à l’égalistarisme.
[1] Michel Bouvier, in Territoires 2020, La documentation française, 2004